Papillon
par claire le 13 février, 2025
Il a pris l’habitude d’aller au bal du Moulin de la Galette presque tous les dimanches après-midi, quand il est à Paris.
Pourtant au début cela le rebutait presque: cette grosse joie populaire, cette excitation, la musique juste faite pour la danse, cela heurtait son côté réservé, solitaire. Mais dans la torpeur des dimanches de la capitale, des rues vides, l’endroit a pris pour lui peu à peu une place particulière : la vie dans sa diversité, son énergie bouillonnante. Et puis cette rencontre de gens qui ne se rencontreraient jamais ailleurs, qui se bousculent et se mêlent, rient ensemble, se marchent sur les pieds…et la danse.
Il s’assied pour regarde le bal, boire un coup à une table, parler de politique ou de peinture avec ceux qui sont là , danser même avec quelques amies de passage. La musique est si entraînante, on se laisse faire, on rit. Il y a un grand tableau qui est en cours, de Renoir, tout le monde en parle.
Il vient aussi pour trouver des modèles ; il est peintre mais il ne peint pas en plein air. Il a un petit atelier tout près et il peint surtout des portraits.
Peindre dehors c’est pénible parce que les gens viennent regarder dans votre dos. Ou alors en pleine nature. Il faut de la concentration.
Quand il trouve des modèles, dans le calme de l’atelier ça ne le dérange pas qu’ils parlent, au contraire. Ils ne voient pas la toile, ce qu’il fait ; ils parlent, il les comprend mieux.
Les gens à qui il propose de poser sont d’abord inquiets, mais ils ont envie, ça se voit. S’il leur dit que c’est juste le visage qui l’intéresse, et s’il propose de l’argent, selon leur milieu bien sûr, ils sont souvent partants. Les filles qui ont l’habitude de se déshabiller, il les connaît toutes. Ca l’intéresse moins finalement.
Dans un coin près de la buvette, sur une grosse pierre plate, est souvent assis un garçon qui regarde lui aussi. Il replie ses longues jambes de quinze ans, ses bras maigres dont il ne sait pas quoi faire, il reste là tout l’après-midi pendant qu’on danse.
Sa sœur sert les buveurs attablés. Elle est rapide et précise, le plateau en équilibre bien chargé, c’est une autre sorte de danse, solitaire, entre les tables. Quand elle se tourne vers vous on voit son petit visage sérieux, ses yeux rapides. Elle porte un tablier gris sur un corsage, une jupe large, elle est souple et mince, c’est nécessaire pour ce travail. Leur mère sert les verres au comptoir, empile dans de petites assiettes les galettes au beurre qui ont fait la renommée de l’endroit, qui lui ont donné son nom.
Ils sont tous les trois assez semblables, dans leur expression. Ils sont froids, on dirait qu’ils n’entendent pas la musique, ni les rires, ni les gens qui crient.
Son regard est attiré par leurs visage et leur façon de bouger, il les observe à la dérobée.
De temps en temps, un des buveurs, ou un danseur, effleure la taille de la fille, lui sort une grivoiserie, tente de l’attraper au passage. Elle glisse entre ses mains et semble impassible. Elle regarde devant elle, ne dit rien, continue sa tâche. Ce silence est plus efficace que des protestations ou une colère. Si jamais l’homme est trop saoûl pour le sentir, s’il insiste, le frère déplie ses grandes jambes et s’approche. Il se glisse entre eux, avec son visage tout en aplats, triangulaire, aux yeux obliques de renard. Il dit quelque chose qu’on n’entend pas et l’homme s’en va.
Le semaine dernière il a un peu enquêté sur eux. Un de ses amis lui a dit :  Elle, on l’appelle « la fiancée ». Elle est pas très gaie, et la mère non plus. Le frère veille sur elle comme un jaloux. Je crois que le père est mort…
Un dimanche, il s’est assis en bout de table tout près du garçon sur sa pierre, a essayé d’engager la conversation et l’a trouvé bien plus ouvert qu’il ne pensait. Son regard s’est réchauffé, il a dit qu’il s’ennuyait bien des fois, assis tout l’après-midi sur sa pierre, mais qu’il devait veiller sur sa sœur parce que c’était pas un endroit très bien ici.
Il lui a dit à son tour qu’il était peintre aussi, qu’il peignait surtout des portraits. Est ce que ça lui plairait qu’on fasse son portrait ?
– A moi ? s’est-il écrié, sidéré, comme si l’idée de l’intérêt de son visage ne l’avait jamais effleuré, qu’il n’avait pas même l’idée qu’on puisse le regarder.
– Oui, je peins plein de gens différents, de tous les âges, c’est la personne qui m’intéresse. J’ai un atelier tout près, ta mère peut venir avec toi si tu veux. Je paie à l’heure.
Il a dit qu’il lui en parlerait.
La mère est venue avec lui, le jeudi suivant. Elle avait amené un tricot et s’est enfoncée dans un coin sur un petit fauteuil, elle n’a presque pas dit un mot. Lui aussi s’est tu souvent, il répondait aux questions sur ses occupations, ses goûts, mais la conversation s’est arrêtée, avec de temps en temps juste une indication, une petite phrase.
Le deuxième jour il est venu avec un objet étonnant, métallique, brillant, un cylindre gros comme un gros cigare. Il voulait que cela soit sur le tableau, parce que ça venait de son père, qui l’avait ramené de ses voyages en mer. C’est un couteau qui se déplie de façon très particulière, qu’on appelle couteau-papillon. Il a fait une démonstration étonnante, pleine de virtuosité.
Quand le portrait a été fini, au bout de trois jours, il le lui ai montré et a vu qu’il était content. Il a demandé si sa soeur accepterait aussi de venir poser. La mère a dit qu’elle lui en parlerait.
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C’est le deuxième jour de pose pour la sœur, le frère l’accompagne, se met dans le même fauteuil que la mère, qui a trop à faire ont-ils dit pour rester assise des heures comme ça. La jeune fille l’a regardé bien droit, bien froid, et elle a dit :
– C’est pour l’argent. Je m’en moque bien d’un portrait.
Pourtant, peu à peu, elle aussi s’est ouverte, s’est mise à parler. Elle parlait de son travail, de la chance d’avoir été prise avec sa mère, des patrons qui sont bien. Des pourboires et de la fatigue le soir.
Puis, un autre jour, elle lui a demandé où il était, pendant « la semaine » d’il y a cinq ans, il a l’âge d’avoir été soldat. Quelque chose de glacial est passé, le frère tripotait son couteau dans le coin, en silence.
Il lui a dit qu’il était dans une caserne aux porte de Paris, il n’a rien vu, entendu seulement de loin les canons, les coups de feu, et même les cris. Après il a été démobilisé.
Elle réfléchit, lui dit : bien sûr, vous êtes quelqu’un de riche, ils ne vous auraient pas mis dans les soldats qui sont entrés dans Paris.
La séance suivante était la dernière. Il lui a demandé si elle voulait venir voir.
Elle s’est levée, a regardé longuement le tableau, cette femme immobile avec son visage calme et absent. Elle a dit : « C’est pas mal », puis elle est allée à la fenêtre, tournant le dos à la pièce, au chevalet.
Elle s’est mise à parler :
– Quand on regarde la rue aujourd’hui, on ne s’imagine pas ce que c’était. On a cherché mon père pendant deux jours, à patauger dans le sang. Ma mère et moi on ne voulait pas se séparer de mon frère, il est venu avec nous, pourtant il était bien petit pour voir ça, il avait 10 ans.
On a fini par le trouver, au milieu de corps allongés, à côté d’une barricade détruite. On n’a pas même pu s’approcher, encore moins l’emporter. Je ne sais pas où ils l’ont mis, il y a des fosses communes je crois.
Mon fiancé habitait avec nous et ils sont venus le chercher juste après, sûrement une dénonciation, ou tout simplement parce que c’était un ouvrier, ou parce que mon père avait fait la barricade. Je ne sais pas où ils l’ont emmené. Peut-être tué, peut-être en prison ou aux travaux forcés. C’est ça qui est difficile : ne pas savoir. Alors on reste là , je l’attends.
Je veux qu’il me trouve là s’il revient un jour. Il n’ y a pas si longtemps finalement.
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