Claire Ceira

focale (7)

par claire le 7 mars, 2017

Ce sont les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Je suis restée muette, contemplant l’étendue du désastre, puis je suis partie à l’intérieur du bâtiment. D’une fenêtre aux vitres sales surplombant une portion du trottoir je l’ai vu encore, de dos. Il était accoudé au parapet, il se penchait pour voir, les voies, les rails. J’ai vu son col relevé, son manteau noir, ses épaules. Le parapet faisait un angle très aigu avec un muret, derrière lequel des bâches, poudrées de neige, cachaient des masses informes. Dans cet angle, sur le vide brumeux des voies, la courbe des rails reflétait le blanc du ciel. Il s’est redressé et il est parti.

focale (6)

par claire le 23 février, 2017

Elle s’est glissée ce matin par le petit portail, au fond du jardin. C’était un matin tiède de mars. Elle, la peureuse, l’attentive, la sans-projet, elle aurait été bien en peine de prévoir cette brusque impulsion – entre le battant et la colonne de ciment sur laquelle il s’appuie, un coup d’épaule avait suffi pour ouvrir la grande aventure. Elle est partie tout droit vers l’est, longeant le trottoir, traversant avec aplomb et comme tout à fait avertie. La rue était pleine de choses attractives, mais pas suffisamment pour la ralentir. Elle est passée devant le square, sur le pont surplombant les voies du métro, puis plus loin qu’elle n’était jamais allée. Elle a vu du coin de l’oeil le premier qui s’est mis à la suivre, a retraversé la rue en diagonale, et l’autre a débouché d’une impasse. Elle les entendait derrière elle, avançait toujours au même rythme, rapidement mais sans fuir. Ils ont parcouru ainsi près de 500 mètres, dans la rue en pente bordée de jardinets. Soudain, par dessus la grille basse de l’un d’entre eux, elle a vu le troisième. La même force qui l’avait poussée à fuir la maison où elle avait grandi, où résidait toute sa sécurité, arrêta brusquement sa course. Elle était absolument immobile, et le resta tandis qu’il la contournait, l’étreignait et qu’elle sentait son petit pénis rigide se frayer un chemin. Les deux autres attendaient, le petit noir et blanc aux oreilles tombantes et le brun.

douves

par claire le 8 février, 2017

elle porte un tee shirt avec un coeur noir
frange sur les yeux et ses mains menues
dessine, petite, le trou de ta vie
et le grand château qui n’existe pas.

frange sur les yeux et ses mains menues
tout manque partout à part le désir
et le grand château qui n’existe pas
restent le dessin l’image et les yeux.

tout manque partout à part le désir
les créneaux la herse et les douves vertes
restent le dessin l’image et les yeux
le roi n’est sorti qu’un après-midi.

les créneaux la herse et les douves vertes
elle cligne des yeux le temps est si court
le roi n’est sorti qu’un après-midi
elle porte un tee shirt avec un coeur noir.

les jours rallongent…

par claire le 20 janvier, 2017

……à nouveau. Depuis quelques jours, un rai spectral, pâle, surligne le bas de la fenêtre au réveil, sous les volets pleins. Il ne se sent pas mieux pour autant, sortant du chaos des nuits. Il a de plus en plus l’impression de n’être pas le même quand il dort. Un rêveur avide et bousculé hache ses nuits de situations inconnues, rampant de réveil en réveil et replongeant aussitôt, comme dans des milliers de vies non-vécues, qu’il tente de vivre, où il réfléchit sans cesse, sans continuité.
Le rai de lumière grise à la fenêtre (le « jour »), signe de ce qu’est sa vraie vie : une ligne qui ne dit rien.
Ce matin, après le café où il a ajouté un long trait d’eau du robinet tant il avait soif, il sort sur le pas de la porte. La ruelle est vide, il fait froid, il est content d’être ainsi en chemise, col et veste ouverts. A l’angle de la rue des Lois, à 20 mètres, le soleil rasant dessine sur le crépi du mur une surface si belle, avec ses aspérités, qu’on dirait un grain de peau, une peau qui a froid.
Il rentre dans la cuisine, il va chercher dans le tiroir de la table ses clefs de voiture. Voilà plus d’une semaine qu’elles sont là. Il se voit soudain comme la voisine qu’on a fini par venir chercher en ambulance après un appel aux pompiers. La minuscule baraque envahie de sacs en plastique puants, de vieux journaux, d’enveloppes vides, aussi mortes qu’elle bientôt. Ça s’appelle le « syndrome de Diogène », paraît-il. Il sent cette constipation de l’âme, garder ainsi la merde du cœur bien au chaud, accumulée, les vexations minuscules, les défauts trop vus, l’impression aigre d’être oublié. L’en-soi si reposant, comme une fenêtre cernée de blanc dans le noir de la chambre dit « reste là, ne bouge pas ».
Il lui vient une grande envie de purgation, sortir, grimper en haut du village, croiser quelqu’un, regarder la vallée, manger une herbe amère, se vider, léger.
Ou bien prendre la voiture, aller au supermarché, surmonté de la ligne des montagnes inchangée depuis l’invention de la photographie. Le camion des poulets rôtis remplit le parking entier d’une odeur sublime, comme l’odeur de la faim. Son petit voisin est là, sanglé dans sa poussette, et sa mère remplit le coffre, elle rit de le voir. Il l’aide à charger les packs d’eau pour les biberons.

Babel 2

par claire le 14 décembre, 2016

à côté du tas de compost elle dort
deux mouches sous son cou.
ailes grises d’un ange si bien repliées
dors, oiseau, dors ma belle, roucoule ailleurs
bientôt tu pueras
je reviendrai voir ton fin squelette.

vois la fille courir
sur la plage de sable noir
sautant vers la lumière du nord
bondissante, le soleil gris s’est endormi, aussi
le corps de la fille est une lumière
ses cheveux roux
elle pourrait être nue, sans rien changer.

on n’est ni du nord ni du sud
les larmes montent quand même
devant des larmes sincères.

dreamed a dream

par claire le 3 décembre, 2016

DREAMED A DREAM

Ce que je voulais écrire d’abord était lié à une erreur : à cause de la reprise de la chanson par les Dubliners, les Pogues, mais surtout parce que je l’avais entendue chanter pour la première fois par un irlandais, j’ai cru que « Dirty old town » était une chanson irlandaise, qu’Ewan Maccoll l’était.
Or il est né en Angleterre, d’origine écossaise, et il y a toujours vécu. Ce qu’il chante, avec l’accent, la voix, la musique de ses origines, ce sont les luttes d’une ville ouvrière anglaise. Un celte chante des luttes de pauvres, les lieux disgraciés où ils ont dû aller vivre, les montagnes alentour et les errances, des histoires d’amour.
En y réfléchissant je me suis dit que j’allais suivre ces deux pistes, celle du déracinement et de la fidélité, celle des combats, et que finalement ce serait en accord avec son chant.

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Voilà que je te retrouve, monde enfoui, r roulés du gaélique, corps à la peau blanche, hair noir, yeux d’eau.
un monde d’herbe et de cils, de pierres grises lourdement imbriquées dans la nuit des temps, auquel je n’appartiens pas, que je n’ai pas goûté, où je ne suis pas née, où je n’ai pas vécu.
d’une langue que je n’entends jamais dans la rue et qui pourtant roule dans le tambour de mon oreille – avec ses heurts et sa fluidité, ses raucités – qui me laisse sur son bord.
rêve de raclures d’or s’éteignant au fond d’un marais de tourbe, des hachures de pluie au-dessus, du ciel qui aspire le regard.
et les traits couchés des accents, comme des serrures minuscules sur les noms, les volutes sur les croix.
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tout cela semblait s’être dissous dans des villes étrangères, après la famine et finalement l’exil.
mais pas vraiment, non – ayant fait un pas en arrière et laissé le devant de la scène aux devoirs de survie, à des pauvretés moins radicales, à des guerres de crépuscule urbain, des corps écrasés dans les files d’attente, ou dans la boue.
quand on quitte son pays une alchimie intérieure doit faire un alliage, entre ce qui ne sera pas oublié et ce qu’il va falloir vivre.
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et plus loin encore, partout : juifs, celtes, gitans, peuples en mouvement constant, de la harpe ou du violon, du chant qui déchire et de l’humour qui crache en riant – peuples destitués.
chassés par la faucheuse de leurs minuscules maisons, des champs caillouteux et des cours grises ; tuberculeux, entourés de chiffons, leurs fils, ces garçons maigres, nostalgiques.
peuples des exodes où l’on part sans rien prendre, sinon les petits enfants et les vieillards, serré de près par la peur.
des titanics de caoutchouc, errances sur une mer froide, sans ports ouverts, marches en files trempées le long des routes.
gibiers de toutes les polices, de toutes les erreurs et terreurs du monde, de tous les voleurs, gibiers de camps.
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dès qu’ils ont les pieds posés dans un coin de ville, la marche terminée, installés dans les petites grottes d’immeubles insalubres, se déversant dans la rue, reviennent les talents.
musiques qui s’accélèrent et chants par-dessus la tête, danse.
la langue que les autres ne comprennent pas
ils vont chercher du travail, le trouvent, le perdent. perdent peu à peu la vie.
certains des enfants se mettent à chanter, à écrire…
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pourquoi ces chants ont-ils une telle intensité, pourquoi leurs cris sont-ils si profonds, si violents et subtils, accordés à la vérité des règles illisibles du monde, tel qu’il va ? cette alliance de l’éclat et du sourd, du noir absolu et de la lumière des yeux, du sang des lèvres, du rire et de la mort. de quelle terre avons-nous été chassés pour pouvoir les entendre ainsi au plus profond de notre âme ? de quel pays privé de nom, de quelle appartenance oubliée ?
votre malheur, vous l’offrez à nos sens perdus, pour que nous retrouvions le nôtre, et notre colère aussi….nous sommes spoliés de nos personnes, de nos amours et du vrai temps de notre vie. nous sommes privés de notre honte, de derrière nos fenêtres elle nous revient à travers vos yeux. vous avez marché pour nous redonner la clef de la porte, et vous chantez pour que nous tentions de nous débrouiller de la mort.

chien et loup

par claire le 21 novembre, 2016

avant d’allumer les lampes
j’ai laissé la lumière grise
du crépuscule entrer par la grande baie
– elle a envahi la pièce
j’ai ouvert pour que la rumeur
de la pluie entre aussi.

elle disait que tu n’existes plus
depuis longtemps, que ton âme
s’est réfugiée dans la pluie

dans toutes les pluies qui tombent
sur les toits d’hôpitaux sur les champs labourés déserts
les arbres tendant au ciel leurs mains, sur le petit bassin
sur les enfants sortant de leur maison,
et les camions

qui filent rugissant dans la nuit
un homme au volant.
l’homme assis engloutit la route
les stations service et les rond-points

fuit la montée du jour inexorable
derrière les gerbes que ses roues soulèvent,
comme un guerrier mort que la défaite
n’a pas libéré de la guerre.

Pourtant
je parle encore avec toi,
dans la pluie.

focale (5)

par claire le 19 novembre, 2016

Je me souviens de tout, du jour maussade, de l’heure exacte. J’étais sur le trottoir j’attendais pour traverser la rue.
J’ai entendu le long coup de frein, mais pas le choc. La scène s’est arrêtée avec ce petit garçon sur la chaussée, je revois le sang qui coulait de son oreille, sa mère qui s’agitait si lugubrement, ses gestes insensés, son visage qui se tournait vers nous. Et ces deux hommes en face de moi immobiles, massifs, complètement inexpressifs. L’un, très gros, avec une épingle à nourrice pour retenir son col ressemblait au forgeron de mon enfance, au village. L’autre avait une bouche aux lèvres lisses, non ourlées, comme celles d’un garçon que j’ai aimé. Je les regardais, l’idée folle m’a traversée qu’ils étaient les messages de la mort, des sortes d’anges indifférents et massifs. Puis je me suis précipitée pour chercher des secours, j’étais sortie sans mon sac.

focale (4)

par claire le 15 novembre, 2016

On visitait New York. On avait tout vu ou presque. L’étonnante ville, prise dans tous ses bras de fleuves, avec ces ponts sans fin qui se lançaient, les tours crénelant le ciel, et la porte invisible grande ouverte sur l’océan miroitant, ses îles, sa Statue. On avait parcouru les rues pleines d’arbres des vieux quartiers, pris des ascenseurs interminables, vu des panoramas où la brume atténuait de tous côtés l’horizon. On avait mangé grec, italien et russe.
En cette fin d’après-midi je l’ai laissé à l’hôtel, et j’ai pris le métro vers un coin de la ville encore non exploré. Dès la sortie, débouchant dans la rue, j’ai compris qu’il n’y aurait rien d’admirable à voir là. Une atmosphère de pauvreté et de désoeuvrement, des gens qui me regardaient passer depuis leurs portes. La crasse, et les célèbres escaliers extérieurs en métal, noirs sur le ciel blanc. Je marchais vite comme si j’allais quelque part, traversant rue après rue, intéressée.
C’est là que je l’ai vu : assis sur la bordure du trottoir, les fesses en équilibre, dans la rue étroite. Il parlait, comme on parle à quelqu’un, à un chaton pelotonné en face de lui, qui écoutait. J’ai suspendu mon pas une seconde, il m’a jeté un coup d’œil, le chaton a déguerpi.
Je suis repartie, emportant avec moi l’empreinte hostile de son regard.

focale(3)

par claire le 15 novembre, 2016

La vieille maison s’est effondrée pendant la nuit, toute seule, il ne reste qu’un bout de façade encadrant la porte, et des amas de briques derrière.
Les voisins dormaient et ne se sont pas réveillés, il est vrai que les maisons habitées les plus proches sont au moins à trente mètres. Tout autour d’elle il n’y a plus que des terrains vagues, elle était seule encore debout, avec sa grande ouverture bouchée par de la tôle.
La poussière est retombée dans la nuit noire, lentement, personne pour la voir, et ce matin elle poudre tous les abords, le trottoir inégal, les buttes de terre où poussent de maigres touffes. Il voit sa soeur et ses deux copines passer devant, elles ne le voient pas. Il est assis dans un recoin de l’autre côté de la rue. Hier encore, il était entré pour nourrir le jeune merle, se faufilant entre la tôle et l’embrasure de la porte. L’oiseau commençait à prendre des forces, dans sa boîte à chaussures.