Claire Ceira

aller (2)

par claire le 8 juin, 2017

demain
la peur lèchera la route
comme un animal devant le marcheur
guerre de mouvement
guerre de tranchée
obsidionnale ou guerre éclair
toutes les formes sont à examiner.

tu t’es éveillée au pied du mont des oliviers
il y a une sueur sèche sur les herbes
il y avait des cris pendant ton rêve.

tu marches sous le soleil habituel du matin, tu as perdu ton auto
suffit-il de marcher seule, le dos droit pour traverser la guerre ?
ou faut-il lui baiser la bouche
mâcher son haleine et vomir ?

aller (1)

par claire le 1 juin, 2017

quelque chose de passé réapparaît, qu’on croyait avoir perdu
qui semblait vidé de sa matière – tandis qu’il pleut, sans vent, cela surgit.
le ciel vers lequel va la route est d’un gris uniforme
opaque et plat comme le fond d’un très grand tableau

et jaillit un éclair vertical qui le sépare en deux moitiés.

je roule, j’ai toujours le volant entre les mains
glisse entre les feuillets du paysage, visant le V lointain
qui sépare deux monts bruns couchés sur l’horizon

on passe sous la couverture du ciel, comme celle d’un lit large, inconnu
et frais

je vais et rejoins ce qui m’attend de ville en ville
de jour en jour et de lumière en pluies
toujours devant, toujours exact
dans l’arrière-salle des restaus populaires
ou sur les bancs des squares
assis toujours à l’écart

comme un soldat qui ne peut pas vous voir,
adossé au mur cramoisi il rêve
du combat qu’il faudra vivre demain.
la peur vibre dans ses cuisses
mais son visage est immobile.

et moi qui ai peur aussi
à l’idée de la guerre
je m’éveille au milieu de la nuit
les murs sont trop près ou évanescents

demain dans le jour
tout sera clair
on passera à l’action.

demeures

par claire le 30 avril, 2017

.

pris dans le cours des choses, on oublie
qu’on habite ailleurs,
chez quelqu’un d’autre.
que c’est le seul endroit vraiment
où l’on puisse enlever son manteau et s’asseoir
passé le seuil.

———-

tu vois la guerre pour ton corps
sa verticalité – le temps qui souffle.

le sommeil traversant comme un passeur la montagne, que tu suis dans l’obscurité.
en bas, les rêves forment des villages : lumières coagulées, maisons habitées.

tu te souviens des vallées glaciaires sans issue, où il fallait bien s’asseoir dans la boue, et pleurer.

des mains posées
comme des petites cabanes
oiseaux chauds.

d i v

par claire le 28 avril, 2017

demeures qu’on ne possède pas

passé le seuil

retour en Grèce

par claire le 26 avril, 2017

tout commence le vendredi soir, de la Semaine Sainte : Athènes la nuit où cheminent des processions bancales, les cierges protégés par une cupule de plastique transparent, rouge, où il faut abandonner la voiture en haut d’une colline, juste au dessous d’une muraille inconnue, descendre à pied en tirant la valise, rouge, au milieu des dîneurs attablés dans la nuit, dans les ruelles défoncées.
après ce mercredi (des Cendres) depuis lequel t’accompagne une petite virgule de mort, juste un souffle sombre, une idée, un risque infime, un mot qui effraie comme la chouette passant en plein jour devant le soleil éblouissant.
et tout sera ainsi, de ville en ville, de route en route, de montagne en montagne : l’éblouissant soleil, l’espace bleu de la mer étendue partout, les fleurs partout, les murs écroulés, les panneaux : ce qui se vivait là, les légendes, les temples, les noms. et les gens qui vivent maintenant, presque sans portable dirait-on, déambulant, travaillant, un peu de leur tranquillité, leur langue, le rire des petites filles dans les ruines : celle qui a glissé debout en bas d’une butte et reste là, saisie, riant avec sa copine.
un balcon séparé de la mer par une route assez passante : un autre oiseau glisse devant le ciel, comme une virgule encore, mais invisible celle-là, ou peut-être rouge et transparente, le lundi de Pâques et ses œufs (rouges). la mort des agneaux.
il y a des sortes d’évidences, en Grèce, qu’on n’avait jamais rencontrées, ailleurs. il ne s’agit pas de croire en quoi que ce soit, ni Pan, ni dieu. c’est devant les yeux.

jeu d’arbres

par claire le 1 avril, 2017

Les peupliers aiment l’eau
ils pompent
rangés au bord des fossés, des rivières
les pieds plantés en quinconce
dans des terrains fangeux.
mais aspirent au vent
à l’air
et chantent comme l’eau qu’ils boivent,
offrent au ciel.

Les platanes les snobent :
citadins anciens
noueux
écailleux comme les vieillards qu’ils ombragent
ils rêvent du soir de fête
(dans deux cents ans)
où ils porteront sur leurs branches
tout un orchestre.

condensations

par claire le 21 mars, 2017

Léa c’est la fille qu’est toujours là
la fille du maître nageur
elle va
des tribunes où s’ennuient les mères
anxieuses aux vestiaires,
évite d’un coup de rein las
les jets des douches,
en sortant du pédiluve
jamais ne glisse. Léa mate
sur le carrelage brillant la chair drue
des garçons du grand bain
et le peu qu’ils cachent.
Leur manière
de se hisser hors de l’eau
leurs torses
blanc chair sur les carreaux blancs
Leurs dos quand ils s’assoient
mouillés comme des poissons.

Tandis que son père en peignoir
pieds nus dehors fume une clope
avec la fille des vestiaires, elle boit
son coca derrière les cameras
de surveillance.
Ou bien, soudain elle déploie
sa longue taille de girafe,
sortant des couloirs elle parcourt
l’espace embué d’un pas élastique
son corps pâle semble s’effondrer
comme une lame dans l’eau
et tranche, à languides brassées
deux ou trois longueurs. C’est pour un seul
à qui elle jette en sortant
un regard torve.
Léa est toujours là
mais lui n’est jamais le même.

(sur le thème : érotisme et carrelage)

Avec Khalid El Morabethi : Benjamin

par claire le 19 mars, 2017

Call me Benjamin…

Benjamin dit qu’il n’a jamais eu une famille.

Il y avait juste une mère qui l’avait vu naitre et un père qui l’avait vu grandir.

Il y avait juste une phrase qui se répète << Tu me fais mal, tu me fais mal >>

Benjamin dit que la douleur lui fait plaisir.

Benjamin dit que la douleur le fait dormir.

Benjamin dit que la douleur le rend un homme, un monstre, une bête,

que la douleur supprime les maux de sa tête.

.

Call me Benjamin…

Son père le frappait comme si c’était un péché, comme si c’était une erreur,

Une horreur.

Benjamin et le silence se cachaient dans un placard ou il y avait une odeur,

un mélange entre les vomissements du diable et la merde des anges,

Et il y avait cette voix vide et douce qui lui dit que ce n’est pas grave, tu vas mourir de toute façon…

Et il y avait cette voix vide et douce qui lui dit que ce n’est pas grave, que le père donne de bonnes leçons…

Et il y avait cette voix vide et douce…

Et il y avait cet arbre qui pousse…

Et ce cœur qui tousse…

Et ce sourire

Et ce regard.

.

Call me Benjamin

Benjamin va à l’école, dans un aquarium transparent

autour de lui tournent les enfants

et les maîtres. Il n’entend presque rien

à cause de l’eau dans les oreilles

il a des cahiers et des doigts

tachés, blancs.

il cache tous ses membres

il est fait de l’odeur du placard

comme la rue

comme l’école.

.

Benjamin porte un aquarium à l’endroit qui tousse à l’intérieur

le poisson est rouge

donne des coups de queue.

Rien n’existe que papa maman.

.

Le sourire de Benjamin n’est jamais vu

il s’adresse au mur qui longe l’école,

au crépi gris rempli des dessins

de la pluie, des moisissures

c’est là qu’il sait lire

rentrant de l’école

lisant le mur hasardeux

ses lézardes.

.

Call me Benjamin

Il est né

Il marche

Il part

Il s’en va

Il s’en va boire

Il fait des rêves

Il dort

Il ne fait pas de bruit

Il dort

Il ne fait pas de bruit, il est mort

Mort

.

Call me Benjamin

ma voix féminine

par claire le 8 mars, 2017

Aujourd’hui, en cette journée de la femme,
je veux écrire un poème
sur les hommes, sur la beauté masculine.

Cette photo de Frank Zappa
dans le plein essor de sa vie
quelques cheveux gris à peine
dans les boucles devant l’oreille.

Le chapeau enfoncé, le manteau au col de fourrure
incongru, choisi, ouvert
sur les poils de la poitrine
au dessous du cou parfait.
Aussi ce regard planté et paisible.

Aujourd’hui dans cette journée de la femme
dire le désir des hommes
l’amour des hommes
qui m’a aimantée, animée.

focale (8)

par claire le 7 mars, 2017

C’est le début des années cinquante, l’homme porte un béret enfoncé sur la tête, un manteau de laine visiblement élimé. Sur son revers, un ruban de deuil comme on en portait à l’époque. Il a une écharpe de laine écossaise croisée dans le col du manteau, une main dans la poche, l’autre dans le dos. Il est assez jeune, le corps lourd, un peu cambré, pieds écartés. Contrairement à un autre homme derrière lui, il ne sourit pas devant le spectacle de ce grand vieillard en cape et bicorne à plume (sûrement un académicien), qui monte dans un taxi. Son regard est au-delà du monde, la ligne de sa bouche fermée. Il y a une forme de bonté sur son visage triste, absent. Le vieillard est visiblement attentif à la difficile manoeuvre qui consiste à pénétrer dans l’habitacle sans heurter le toit, au risque de faire tomber son extravagant couvre-chef. L’homme derrière l’homme triste éclaterait sûrement de rire.