Focale (9)
par claire le 5 avril, 2018
C’est l’année de la deuxième grossesse, de la première naissance : l’hiver. Elle porte un manteau vert bouteille aux gros boutons, qu’elle teindra en noir elle-même dans une bassine, pour le deuil de son père quelques années plus tard. Elle s’accoude au parapet du pont, laisse ses yeux filer sur le fleuve très calme, la ville qui se dilue dans un brouillard laiteux. A la pointe de l’île les arbres nus et enchevêtrés font comme une toison sombre, et les deux bras du fleuve s’écartent autour d’eux, chacun surmonté d’un pont. La première partie de sa vie est derrière elle. Le soleil, les arabes, la terre aride, les oncles et tantes si nombreux, tout ce passé qui l’a laissée dans un manque. Pour très longtemps, désormais, elle est parisienne.
le lieu désiré
par claire le 23 mars, 2018
« …Sur le lieu désiré
Il reviendra toujours… »(Manset)
Le premier sentier entrait par le nord. Tous les troncs adressaient
Aux regards leur face verte. Si on y posait la main, brûlante, elle
Semblait vouloir la sensation sauvage et noire, d’être salie. Buée
Perspiration de l’arbre, le chant du houppier là-haut, peu de vent.
A l’est un chemin courbe longeait la lisière de ronces et d’herbes,
Mais à quoi bon le décrire, jouer le jeu du bois carré ? Il n’entrait
Rien par là le sentier agonisait très vite dans un fatras, un fouillis.
Tu rebroussais chemin un peu contrarié, et tu longeais la bordure.
Et à l’ouest et au sud, la forêt était une belle muraille appuyée sur
Le ciel. Mais poreuse, pénétrable, et on rejoignait une allée droite
Comme la raie des cheveux après le bain. Ta main sale, noircie et
Ta main propre dominante, tu les tenais bien serrées dans ton dos.
Tandis que tu avançais sous le couvert des arbres, soucieux de tes
Pas, des minces bouts de bois et des ronces, autres pièges naturels
Le temps était à l’orage, il n’y avait pas de lieu central, et pas de –
Joie – Tu marchais avec ce désir d’être toujours ailleurs, plus tard.
Tu avais déjà prévu de sortir de là, retourner à la maison des livres
Forets d’une autre forêt, percée, respirant. La forêt d’imaginations
De souvenirs, où l’air est frais et le sol ami – prend dans ses mains
Innombrables les pieds d’enfant du voyageur, et le transporte vers
Le lieu désiré.
palais, arbres
par claire le 20 mars, 2018
Le temps passe.
Le roi qui a construit la ville, personne ne sait plus prononcer son nom correctement.
Il faisait très chaud aussi quand l’ouvrier a sculpté ce sourire, ces yeux baissés, tu cherches les coups de burin qu’on devine encore. Tu te demandes quels étaient les gestes, comment tu pourrais sculpter un visage exprimant si parfaitement le bonheur.
La sueur est devenue une habitude, une pellicule amie, ne disparaît que dans la chambre climatisée, le soir.
Le nom de l’ouvrier, ses compagnons de travail le connaissaient, l’appelant dans la nuit chaude autour du feu.
Ce nom qui lui avait été donné, il n’apparaît nulle part. A-t-il jamais été écrit ? Son ADN doit être parfaitement dissous dans quelque terreau humide, au pied de grands arbres. Ou bien en cendres : carbone, CO2, encore plus simple. Mais une partie est probablement encore là, aujourd’hui, dupliquée dans chaque cellule de ses nombreux descendants. Comme celui du roi.
Le corps est fait pour être détruit.
Sous la pellicule de sueur tu le sens, tandis que tu cherches les coups de burin imperceptibles, mais aussi les cercles de lichens qui désagrègent, colorent, dessinent leurs cernes vivants.
Les grands arbres ont descellé les dalles de la ville qui n’abrite plus personne.
Des files de fourmis innombrables vêtues de couleurs claires la pénètrent, longeant les murs, touchant les grandes racines qui ressemblent à des serpents, un peu gluantes, moussues.
Leurs voix excitées font comme un contrepoint incompréhensible, hasardeux, face aux sourires silencieux.
Tu aimerais venir très tôt le matin, avant eux, pour entendre le silence de la forêt tel qu’il baignait les ouvriers endormis autour des cendres de leur feu ; mais tu est trop paresseuse.
En fait, il n’y avait plus/pas encore de forêt, les arbres avaient été coupés, dessouchés, avant que ne commence le chantier. Le roi venait parfois se rendre compte, dans l’éclat de son pouvoir. Les sourires de pierre étaient pour lui, mais aussi pour ses dieux.
humeur
par claire le 30 janvier, 2018
De temps en temps, le tableau change. Quelque soit l’heure du jour, quelque soit finalement le thème et le paysage, s’y inscrit un insupportable sentiment d’exil.
Une forme de froissement qui modifie la structure et la lumière de la prairie, de la mer, du ciel au-dessus, qui pénètre aussi l’air de la maison.
Il est impossible d’être heureux.
La solitude crisse, traverse tout, dessèche tout, et l’on sait qu’aucun autre endroit ne lui échappe.
Quelquefois, seuls les lieux décrits dans les livres seraient habitables.
six fois 6 fois six
par claire le 23 janvier, 2018
si près du solstice d’hiver
cette nuit de silence dans la
maison fermée et dans les arbres
intimes gardiens du mouvement, ne bougent.
la vie est une histoire verticale
peut-être on attend l’horizon.
*****
les voyages qu’on ne fera
pas sont des voyages en cours
regarde derrière l’arbre isolé, tranquille
le lierre qui change de couleur.
il suffirait d’un pas bancal
pour ne plus appartenir à rien.
*****
je me tiens sur l’écluse
à travers les trous du fer
l’eau qui se rue, écume
je vois ta feuille se noyer
elle file coulant dans l’intensité.
toujours se ruer, murmure l’eau.
*****
je peux encore évoquer la fumée
qui est devenue si rare ici
odeur-trace d’un jardin perdu
ailleurs, un homme, devant son tas
de débris et de plantes sèches
encore maître, nimbé de blancheur âcre.
*****
tu creuses creuses creuses – un violent
rai de lumière atteint le fond
l’enfant éclairé par sa diagonale
mâche quelque chose et surtout regarde,
réfléchit. être un adulte c’est
reprendre le projet du début, finir.
*****
trouver le lieu du rendez-vous
quotidien, ou presque, avec l’ami.
boire une limonade et regarder dehors.
la conversation a commencé bien avant
qu’il arrive, elle n’avait
même jamais cessé depuis son départ.
petit poème du nouvel an
par claire le 8 janvier, 2018
sans contraction ni césarienne
toujours glissant, toujours à temps
l’année nouvelle a pris la place
dans le berceau des jours nouveaux.
toujours plus loin
du nôtre sommes
toujours plus près du jour final.
mais en habitant ce jour-ci
regardons bien car son visage
jamais plus ne le reverrons
ni jamais ne l’avons connu
il est unique
il est ici.
endormi
par claire le 30 novembre, 2017
on plonge
dans ce mouvement de sphère
quand le soleil n’est plus qu’un mot
laissant s’enrouler la Terre
sur elle-même on tombe
en arrière, bascule
sans peur aucune.
comme un grand poisson las de jouer
présente son ventre blanc
à la lumière des étoiles
puis descend
vers l’obscurité.
on tombe sans vertige
la main de la Terre douce et large
soutient la chute et l’accompagne
pas de solitude
pas de froid –
les rêves, ou le vent, ou le vide
entre les étoiles – il y a la voix
les voix, être aimé.
on s’étend dans la direction
des vagues, leur étalement
le sang pulsant, le souffle
la houle sur la Terre.
et dans les corridors du rêve
se cachent tous ceux qu’on a suivis
toutes les villes traversées,
on écoute les voix monter,
descendre.
ils sont plusieurs je crois.
aller (4)
par claire le 26 octobre, 2017
Dans ce pays, il est impossible d’écrire.
tout ramène à Je, tout colle
par sa blessure, cette horreur
ovale.
le temps creuse une cicatrisation impossible
un héritage sans doute
mais qu’importe.
pris par ce qu’on a de laid
on voit son reflet en surimpression
sur le paysage
et cela emplit la pièce, ou le wagon
il n’y a plus de dehors.
pourtant j’ai parfois arraché la croûte
ou laissé l’épaule entière, en sommeil avec sa clavicule,
en gage.
volant dans le crépuscule
et ce n’était plus rien qui s’appelle « moi ».
c’était le temps des apatrides
une vallée ou un parc, une cascade
il y en avait d’autres aussi…
aller (3)
par claire le 2 septembre, 2017
en fait, on attend, on est patient.
dans ces grands bâtiments ouverts, au milieu des autres
sur des chaises en plastique,
couleur neutres,
tout est propre, gris et blanc
on appelle votre nom.
– jamais je n’ai autant entendu mon nom –
c’est la manière d’aller, dans ce pays-là
de faire la guerre contre personne, contre rien.
on est calme, on lit « Le seigneur des Anneaux »
assis, attendant.
on fait tout comme il faut,
tout ce qu’on vous dit,
on parle un peu on réfléchit
on rentre chez soi
on est bien traité,
on est souriant.
c’est pourquoi il faut lire une histoire de longues marches en pays hostile, de forêts inconnues. les éboulis et les dangers les bancs de brume autour du fleuve quand tombe la nuit,
les créatures fabuleuses
la peur la cruauté et l’union
la loyauté la douleur la faim
le repos et la mission – chevelures longues
qui flottent dans le vent glacé, les muscles, les armes et la magie.
ce qui reste à faire, le chemin vers le bord de l’enfer, la mort presque assurée, le mal.
c’est pourquoi cette lecture est si nécessaire, et rend heureux.
Aguirre
par claire le 26 juin, 2017
N’importe quel endroit au centre
de cette forêt-là – puits – lumière
verticale rouge sous la voûte bleue.
n’importe quel moment où jaillit
la sueur – où elle a attendu
l’arrêt pour huiler le corps
dans l’immobilité des feuilles trouées.
zénith : lumière de nudité de mort.
on va chercher derrière son visage
le crâne qu’on porte depuis toujours
encore vêtu de chair, de paroles
et d’expressions mouvantes – la lumière
utilisée comme un laser pour révéler
l’imperfection – en invoquant la perfection
d’un visage rêvé qui serait
aimé, visage de la vie complète
éblouissant, étoile noire posée au milieu
du soleil – scotome ou démon tapi
dans le centre de la forêt.
là où tu n’es plus
orienté, tu t’arrêtes, sans eau.
la lumière et tes mots traversent
cette vitre, ce rideau sur lequel
se cogne la vie perdue, séparée.
ta voix monte vers le trou
percé dans la voûte des arbres
(la vérité du temps douche brûlante)
être exactement là, voix douce – recherche.
(en vers de 6 mots)