Claire Ceira

le pavillon de l’Aurore

par claire le 18 septembre, 2018

peu à peu
le temps réel de la vie apparaît
et il dessine ses limites
le temps prend sa vraie forme,
on voit vers l’avant se dessiner la fin
on regarde aussi en arrière,
dans le corridor le long tunnel

aussi tu revois en vrai par hasard
les longues lumières, les rectangles d’eau opaque et là,
avec son bassin à sec en forme de coquillage
– comme à sec l’eau de l’enfance
le pavillon de l’Aurore.

tout en haut de l’escalier il y a un homme qui dit
« soyez la bienvenue », mais la visite est en cours et peu importe
sur le rebord de l’ancienne enfance, revoir les arbres en cônes qui s’effilent
vers les lointains les banlieues les forêts
la statue d’Hercule portant un petit enfant
les marches de l’escalier, larges et douces à la course
que tu avais oubliées
et de l’autre côté de l’allée
la partie des grands bois, le plumet blanc d’un jet d’eau.
où est ton corps de huit ans ?

et puis la même lumière
pour celui dont tu viens d’apprendre qu’il est mort
en mai (par un mail de sa femme,
que tu ne connaissais pas)
tu glisses vers une fin d’été lointaine, une prairie comme un drap
lourd humide et vert, un château encore
un corps et un visage, interrogés, de loin, encore un étang
et puis (bien plus tard) ce qui avait changé, ce qui n’avait pas changé dans ce visage dans ce corps
en quarante ans.

tu as sauté dans le tram et il t’a demandé : « on se reverra, hein ? »
tu as répondu oui
mais

où sont ces corps, nos corps d’enfants, de vingt ans, de soixante
par quels trous de l’éventail passe ce qui passait,
de nuit à nuit ?

la place singulière

par claire le 3 août, 2018

quand le vieil homme aura chanté pour la dernière fois, avec son chapeau
lui qui regardait les jeunes femmes
et pensait pas mal à Dieu
n’a jamais lâché Dieu, comme on parle à un tigre
pour le garder plaqué au sol
pour lui reprocher ses feulements
pour se mirer dans ses yeux d’or fendus
il mourra, et son fils aura tout gardé
même ce qu’il ne comprenait pas.
la voix de bitume et de cendre aura roulé ses derniers échos
il gardera sa place singulière.

celle que donne l’amour
qui vient cueillir un corps ouvert comme une fleur et le poser sur la table
debout, toujours debout
qui vient saisir une voix à la limite d’un bois
qui touche comme une peau le cuir d’un accoudoir.

c’est la place qu’on voudrait toujours et qu’on n’a presque jamais
alors on se retire dans l’ombre
comme le vieil homme si prêt à la mort
on quitte le pays, on va vivre ailleurs
là où les gens n’ont pas
cette place singulière
où ils sont eux-mêmes,
on renonce à ne plus être un étranger.

funeral train

par claire le 20 juillet, 2018

le train traverse le pays – pas très vite
le vent soulève les branches des grands arbres mouvants
les petites gares sont envahies, leurs quais noirs de monde
sur les remblais, les herbes sont hautes comme à chaque fin de printemps
certaines ont déjà grainé, sont couchées
on ne voit rien de l’intérieur des wagons
la locomotive ressemble à une bête de trait, noire
il y a des gens sur le ballast, des gens sur les talus, venus par des chemins tracés dans l’herbe depuis leurs maisons
ils sont tous debout et droits, les bras le long du corps certains font un signe
même les enfants portés à bras ont un visage figé
la respiration du vent entoure tout – les gens respirent paisiblement dans l’eau du chagrin
et lui, raide comme une planche, blanc et froid, est le seul immobile
dans son déplacement glissant.

focale (14)

par claire le 10 juillet, 2018

C’est la partie la plus haute d’un petit village italien, où certaines rues étroites échappent toute l’année au soleil. Des ruelles en escaliers, dont la partie centrale est pavée de briques, des statuettes dans des niches humides, au-dessus des voûtes. Le ciel n’est qu’un mince cordon éblouissant. C’est un village qu’arpentent les touristes, c’est mon village natal. Enfant j’ai couru dans ces ruelles, cherché tous les chats, leur ai proposé des caresses qu’ils ne voulaient pas toujours. De derrière leurs yeux doublement fendus ils me considéraient, et parfois me répondaient. Plus tard, dans les trajets de ma vie quotidienne, j’ai suivi mille fois cet escalier de pierre, et tourné avec lui, un peu au dessous d’une des églises, toujours fermée. Mes compagnons de jeu ont disparu, ils sont partis, ou morts.
En bas, il y a une vieille rampe, qui tourne aussi sur elle-même, toute en angles. C’est là que je m’assieds souvent, regardant la ruelle en contrebas, où passent les gens, quelques voitures, et ce vélo rapide comme une flèche. Quand je suis assise à cet endroit, enroulée autour de la vieille rampe en fer, c’est comme si je me regardais depuis l’intérieur. Les autres passent dans la ruelle, occupés, et ils ne me voient pas. Je ne me regarde plus dans leurs regards.

Focale (13)

par claire le 21 juin, 2018

C’est un petit garçon solitaire, un fils unique, chez sa grand-mère. Elle vit sous les toits dans deux chambres de bonne accolées, où a été installée une minuscule cuisine. L’enfant passe ses vacances chez elle, il dort dans un petit lit couvert d’un édredon. Il joue, lit les magazines empilés, les cartes postales qu’elle garde attachées par un élastique. Tout vient du temps d’avant.
Il se sent protégé ici, spectateur des activités ménagères toujours semblables, dans la vieillesse éternelle des objets.
Surtout, la magie de cet endroit, de ces journées, c’est le toit sur lequel donne la fenêtre de la chambre. Il est relié à d’autres toits, à d’autres pentes recouvertes de zinc, d’où émergent des cheminées avec leurs multiples petits chapeaux. Un monde clos qu’il peut arpenter sans risque, où il faudrait aller loin pour voir le bord, le vide. Il n’en a nulle envie. Il a même un petit tricycle et roule dans les parties basses, variant les trajets, les obstacles.
L’enfant a mis un masque noir, une cape, il regarde droit devant lui et fait mine de viser. Derrière lui, les hauts murs parcourus de conduits de cheminées font les murailles d’un château fort que lui seul hante et défend, juste au-dessous des nuages. Les plaques grises de zinc soudées entre elles, comme un patchwork dessiné de pluies anciennes, les murs aveugles, les lucarnes couchées reflétant le ciel blanc, une beauté d’énigme qu’il garde.

Focale (12)

par claire le 19 juin, 2018

C’est dimanche, dans les rues à cette heure il n’y a que des petits garçons, suivant les longs trottoirs du début d’après-midi. Ils patrouillent, sillonnent, c’est leur terrain leurs rues leur quartier depuis qu’ils sont nés, ils rasent le métal terni des carrosseries, et lorgnent tout en se déplaçant le contenu des caniveaux. Ils cherchent la maraude, la chose nouvelle à faire. Un photographe photographie les murs.
La danse des petits garçons narquois devant l’objectif, devant le grand mur crasseux, comme un écran pour leur film intérieur, devant les volutes du mot « Love » écrit à la craie plusieurs fois. Danser sans chercher la beauté, juste pour le déséquilibre, juste pour être regardé. Le L majuscule est écrit à l’ancienne, au milieu des prénoms accouplés, tout est un peu usagé, comme le tee shirt rayé du plus hardi, le danseur improvisé, celui dont le second imite les gestes : bras en croix, le corps penché d’un côté, la tête tournée de l’autre, et le regard tordu vers l’objectif. Tout est doucement sali, pauvre, sauf leurs yeux brillants comme des joyaux, sauf leur énergie. Ils n’ont pas même conscience de leurs mouvements : il s’agit seulement de rire.

une route

par claire le 14 juin, 2018

J’ai utilisé la poésie comme on suit le bas-côté d’une route dont on ne connaît pas la direction, une route inversée, renversée, avec des traces de hachures, des fossés où on ne plongerait pas le pied, glacés d’une eau invisible et sans mouvement.
cette route était là pour m’éviter le risque de tomber, pour me laisser croire qu’il y a une direction, qu’on va arriver quelque part, dans un lieu qui forme un caillot de vie, chaud, et les conditions du repos.
pour éviter la sensation pourtant insistante que – peu importe :
aller en face ou de tel côté, le paysage est une page où on peut inscrire sa trace, et l’infléchir, sans jamais y trouver ces bords que les hommes ont appelé « l’horizon ».
une route nous dit : tu choisis, tu as deux choix, et tu suis la ligne.
quand on ne suit rien, au bout d’un moment, on a une grande envie de s’asseoir. la liberté vous écrase, on sent son vide interne.
on s’abaisse encore entre le ciel et la terre, on se sent si proche de la fraîcheur du végétal,
si différent de la chaleur que nous devons coûte que coûte entretenir, dans notre forge intérieure.

Focale (11)

par claire le 21 avril, 2018

C’est la rue d’Alésia, autrefois. Le crépi des murs, les pierres meulières de l’école communale sont encore encrassés et noirs, noirs des fumées du siècle, mais dans très peu de temps ils auront retrouvé leur couleur neuve. Ils offrent à la pluie leur sombre écrin. Les clous du passage piéton, lavés, luisent. Et lui traverse avec son imperméable remonté sur la tête. Son visage pourrait être celui d’un chapiteau sculpté, d’un homme du Moyen Age, ainsi encadré par les plis du tissu, il n’exprime rien sinon peut-être la fatigue. Plus bas, ses fortes mains. Il traverse la rue là où il traverse toujours, à l’aller et au retour de son lieu de travail (« travail de forçat » dit-il). Il y a une forme d’indifférence : ce geste d’enfant, inspiré par la simple nécessité de se protéger, les vêtements un peu fripés, ordinaires, le visage.
Si tu traversais dans l’autre sens, si tu le croisais, est-ce que tu le regarderais, est-ce que tu te retournerais pour suivre des yeux sa silhouette ? Cette impression qu’il donne ici d’un être unique, un peu écrasé, qui marche sans la moindre recherche d’autrui, sans la moindre gêne non plus ? Est-ce que tu l’aurais vue sans le déclic du photographe, et si tu ne connaissais pas son nom : Giacometti ?

focale (10)

par claire le 8 avril, 2018

Tu te souviens d’un de ces jours où on échoue dans un café. Ciel blanc, les feuilles sur les trottoirs mouillés. Un de ces jours où on est vivant différemment parce qu’on est malheureux, plus présent que d’habitude, un dimanche où souffle le vide.
Il y a là un vieil homme assis, avec sa canne, rond, vêtu de noir. Sur son visage flou, le regard perdu dans la rue presque déserte, il n’y a ni malheur ni bonheur. Il est là seul, comme toi.
Ni l’un ni l’autre ne cherchera la conversation, n’en a envie. Pourtant tu t’aperçois que sa présence immobile, son visage lourd que tu regardes de temps en temps en levant les yeux de ton livre, le simple fait que le café ne soit pas désert, qu’il n’y ait pas que des serveurs, produit quelque chose de particulier. C’est un moment qu’on n’oubliera pas, diffusant sa nostalgie signifiante, perçante. Le temps semble s’en échapper.

arbres dans la mémoire

par claire le 7 avril, 2018

Je rassemble mes arbres :

—- celui qui trempait ses pieds dans un miroir opaque, dont le vert renvoyait le ciel, un bras de petit fleuve côtier. Racines plongeant comme les longues branches que la barque contourne. Moules d’eau douce, trous de rats dans les berges. Oh, tourner autour de la rame, faire un tourbillon lent.
très loin de la ville, comme perdue en Laponie, entendre pourtant ferrailler les trains de la gare, deviner les deux tours de la cathédrale.

—- celui qui poussait dans ma cour aux dalles branlantes, soulevées par ses racines. Qui devenait peu à peu énorme, grâce aux crottes de chien dont le tas s’écrasait, se fondait dans les feuilles mortes. Acacia, grappes parfumées dans la nuit, feuilles vertes devant mon grand velux.

.—- ceux de l’enfance, des promenades à plusieurs, chaque arbre comme un problème à aborder : trouver la première prise, et comment se hisser, déchiffrer l’écriture des branches et leur danse immobile, parfois avoir peur et rester figée au dessus du vide. Ou bien ceux du jardin familial, où on a installé des cordes pour s’aider, et où on passe des heures à lire.

—- le noyer si grand au bord du rieu, comme un roi à l’écorce grise, la terre au-dessous, ombragée, à l’herbe rare. Sa mort qui prit plusieurs années après l’inondation : la lente pourriture de toutes ses racines.

—- les six oliviers, piliers du jardin, portant le dais de leur feuillage que remue le vent, semblables à des titans tortueux. L’idée qu’il sont si anciens, antérieurs à toutes les maisons d’ici.

—- les arbres des « forêts Trump », plantés contre la bêtise humaine, dérisoires, un jour aussi grands et beaux pourtant que ceux des forêts de « Shoah », le film que je regarde en ce moment.