Claire Ceira

le trou de l’Etre (à Ivar Ch’Vavar)

par claire le 27 octobre, 2018

C’est la faille des choses
qui vient goutter le long des tracés d’autoroutes –
couler vers la mer
pour voir l’endroit haut d’où coule la lumière
en traits doux et obliques,
léchant les puits creusés des grands nuages
et de sa langue radieuse l’intérieur de leurs cuisses bleutées
(sans nombre)
puis tombant, grands droits, échelle
sur notre vaste et pauvre pays.

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mais voir
dans le même temps, l’anti-lumière
léchant du bas leurs ventres gris, grisants
longs gisants d’orage
hachant et filtrant tout
sur cette terre, cette ombre
qui se déplace avec nous
effaçant les collines,
plantée de vents tournoyants.

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nuages comme barbe à papa comme la poussière
épaisse derrière les armoires
des appentis – torchons tordus, rouillés
cet endroit désigné
par les enfants bêlant leur faiblesse
agneaux aux yeux fendus devant le trou du monde
qu’ils noient de leur urine chaude.

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ou léchant la gomme des merisiers
à l’orée d’un bois
de la trouée qu’ils connaissent
– ambre coulant de l’écorce éclatée,
à l’est, là où frappe le soleil blanc,
un temps d’arrêt –
le gel de la nuit serre leurs petits ongles sales.

dans le musée de la chasse…

par claire le 22 octobre, 2018

…les murs sont de bois sombre et de tissus veloutés
riches comme les feuilles que l’automne oxyde et rougit
martèle, cueille, engloutit.
dans le musée de la chasse
on voit aux murs les beaux animaux morts
avec leurs yeux brillants et leurs armes aiguës
de cornes et de griffes
de dents, avec leurs douceurs :
poils et plumes – grands et petits, tous différents.

sont aussi rangées savamment les armes
qui servent à les tuer, de métal et de bois,
imaginées fabriquées, ornées ou simples
lissées par l’usage.

et les dieux habitant les bois
les hommes-animaux, les hommes-arbres
les femmes au sein découvert ou même nues
dans le grand labyrinthe de la forêt
la grande étendue de la plaine.

les hommes chassent avec leurs épieux
entre les lances serrées des arbres, sous les cimes
dressées qui cachent le ciel.
le rouge du sang signe en bas le tableau
et une sorte de fureur inconnue
luit dans les yeux peints, multiples
que le peintre voudrait capter, rendre éternelle.
bêtes et gens traversent quelque chose, un instant étrange.

puis chaleur et mouvement quittent le corps sauvage
et il faudrait un musée de la cuisine
tout près pour lui rendre justice.

mais rien n’est triste
dans ce musée où le mystère des forêts,
de la vie n’est qu’effleuré par la mort.
terre, arbres et nuit, désir et lumières
sont là et des savoirs anciens cachés
dans les vitrines et les petits tiroirs.
on ouvre, curieux, et l’art se glisse
comme chez lui, dans ce domaine.

art de reconnaître et de voir
art de traquer art d’attendre
art de flairer et d’entendre
art de viser art de prendre
art de nommer et de comprendre
art de peindre et de sculpter.

Le bateau-lavoir

par claire le 14 octobre, 2018

Les amis d’Amiens sont venus en train, comme moi, ici, à Paris ; on s’est retrouvés dans un petit studio près de Montmartre. On y a bu du café, en parlant, puis on a continué à parler, puis on a bu l’apéro, toujours dans la même pièce où il n’y avait pas assez de sièges, les deux plus jeunes assises sur des coussins. On a parlé encore puis on est allés au restau italien de la rue Ordener, à 10.
Je ne sais pas pourquoi avec eux tout est toujours si accordé, tout est toujours à la bonne place, de la bonne dimension, bon. Peut-être c’est d’avoir travaillé 15 ans ensemble. La pluie promise a attendu qu’ils soient tous repartis le soir dans leur train, nous avions pu monter les rues et les escaliers jusqu’au musée de Montmartre, qui est si fascinant à mes yeux. Le sang de la Commune, le « maquis », le Chat Noir, Eric Satie accompagnant le théâtre d’ombres, les lieux de plaisir, le french-cancan…et Picasso disant : « On revient toujours au Bateau Lavoir. Jamais nous n’avons été aussi heureux. »

lumières

par claire le 10 octobre, 2018

Ce matin au sortir d’un rêve plein de déception, la lumière du jour qui se lève est gris rose, mais beige aussi, pesant sur le jardin, sous un ciel compliqué aux bancs de nuages figés, banc de poissons, écharpes de mousseline épaisse. C’est un matin pour se souvenir de tous les matins d’automne et surtout ceux de l’enfance, de l’école. La déception reste là, suspendue et inutile comme l’était le vague refus de la journée à vivre, en montant la rue encore un peu sombre, sous les tilleuls, vers les grandes baies éclairées de néons. Lumières laides sur le temps qu’on n’avait pas choisi, lumières de ce qui s’impose à l’enfance, à ces petits poissons pris dans leur banc serré.

le pavillon de l’Aurore

par claire le 18 septembre, 2018

peu à peu
le temps réel de la vie apparaît
et il dessine ses limites
le temps prend sa vraie forme,
on voit vers l’avant se dessiner la fin
on regarde aussi en arrière,
dans le corridor le long tunnel

aussi tu revois en vrai par hasard
les longues lumières, les rectangles d’eau opaque et là,
avec son bassin à sec en forme de coquillage
– comme à sec l’eau de l’enfance
le pavillon de l’Aurore.

tout en haut de l’escalier il y a un homme qui dit
« soyez la bienvenue », mais la visite est en cours et peu importe
sur le rebord de l’ancienne enfance, revoir les arbres en cônes qui s’effilent
vers les lointains les banlieues les forêts
la statue d’Hercule portant un petit enfant
les marches de l’escalier, larges et douces à la course
que tu avais oubliées
et de l’autre côté de l’allée
la partie des grands bois, le plumet blanc d’un jet d’eau.
où est ton corps de huit ans ?

et puis la même lumière
pour celui dont tu viens d’apprendre qu’il est mort
en mai (par un mail de sa femme,
que tu ne connaissais pas)
tu glisses vers une fin d’été lointaine, une prairie comme un drap
lourd humide et vert, un château encore
un corps et un visage, interrogés, de loin, encore un étang
et puis (bien plus tard) ce qui avait changé, ce qui n’avait pas changé dans ce visage dans ce corps
en quarante ans.

tu as sauté dans le tram et il t’a demandé : « on se reverra, hein ? »
tu as répondu oui
mais

où sont ces corps, nos corps d’enfants, de vingt ans, de soixante
par quels trous de l’éventail passe ce qui passait,
de nuit à nuit ?

la place singulière

par claire le 3 août, 2018

quand le vieil homme aura chanté pour la dernière fois, avec son chapeau
lui qui regardait les jeunes femmes
et pensait pas mal à Dieu
n’a jamais lâché Dieu, comme on parle à un tigre
pour le garder plaqué au sol
pour lui reprocher ses feulements
pour se mirer dans ses yeux d’or fendus
il mourra, et son fils aura tout gardé
même ce qu’il ne comprenait pas.
la voix de bitume et de cendre aura roulé ses derniers échos
il gardera sa place singulière.

celle que donne l’amour
qui vient cueillir un corps ouvert comme une fleur et le poser sur la table
debout, toujours debout
qui vient saisir une voix à la limite d’un bois
qui touche comme une peau le cuir d’un accoudoir.

c’est la place qu’on voudrait toujours et qu’on n’a presque jamais
alors on se retire dans l’ombre
comme le vieil homme si prêt à la mort
on quitte le pays, on va vivre ailleurs
là où les gens n’ont pas
cette place singulière
où ils sont eux-mêmes,
on renonce à ne plus être un étranger.

funeral train

par claire le 20 juillet, 2018

le train traverse le pays – pas très vite
le vent soulève les branches des grands arbres mouvants
les petites gares sont envahies, leurs quais noirs de monde
sur les remblais, les herbes sont hautes comme à chaque fin de printemps
certaines ont déjà grainé, sont couchées
on ne voit rien de l’intérieur des wagons
la locomotive ressemble à une bête de trait, noire
il y a des gens sur le ballast, des gens sur les talus, venus par des chemins tracés dans l’herbe depuis leurs maisons
ils sont tous debout et droits, les bras le long du corps certains font un signe
même les enfants portés à bras ont un visage figé
la respiration du vent entoure tout – les gens respirent paisiblement dans l’eau du chagrin
et lui, raide comme une planche, blanc et froid, est le seul immobile
dans son déplacement glissant.

focale (14)

par claire le 10 juillet, 2018

C’est la partie la plus haute d’un petit village italien, où certaines rues étroites échappent toute l’année au soleil. Des ruelles en escaliers, dont la partie centrale est pavée de briques, des statuettes dans des niches humides, au-dessus des voûtes. Le ciel n’est qu’un mince cordon éblouissant. C’est un village qu’arpentent les touristes, c’est mon village natal. Enfant j’ai couru dans ces ruelles, cherché tous les chats, leur ai proposé des caresses qu’ils ne voulaient pas toujours. De derrière leurs yeux doublement fendus ils me considéraient, et parfois me répondaient. Plus tard, dans les trajets de ma vie quotidienne, j’ai suivi mille fois cet escalier de pierre, et tourné avec lui, un peu au dessous d’une des églises, toujours fermée. Mes compagnons de jeu ont disparu, ils sont partis, ou morts.
En bas, il y a une vieille rampe, qui tourne aussi sur elle-même, toute en angles. C’est là que je m’assieds souvent, regardant la ruelle en contrebas, où passent les gens, quelques voitures, et ce vélo rapide comme une flèche. Quand je suis assise à cet endroit, enroulée autour de la vieille rampe en fer, c’est comme si je me regardais depuis l’intérieur. Les autres passent dans la ruelle, occupés, et ils ne me voient pas. Je ne me regarde plus dans leurs regards.

Focale (13)

par claire le 21 juin, 2018

C’est un petit garçon solitaire, un fils unique, chez sa grand-mère. Elle vit sous les toits dans deux chambres de bonne accolées, où a été installée une minuscule cuisine. L’enfant passe ses vacances chez elle, il dort dans un petit lit couvert d’un édredon. Il joue, lit les magazines empilés, les cartes postales qu’elle garde attachées par un élastique. Tout vient du temps d’avant.
Il se sent protégé ici, spectateur des activités ménagères toujours semblables, dans la vieillesse éternelle des objets.
Surtout, la magie de cet endroit, de ces journées, c’est le toit sur lequel donne la fenêtre de la chambre. Il est relié à d’autres toits, à d’autres pentes recouvertes de zinc, d’où émergent des cheminées avec leurs multiples petits chapeaux. Un monde clos qu’il peut arpenter sans risque, où il faudrait aller loin pour voir le bord, le vide. Il n’en a nulle envie. Il a même un petit tricycle et roule dans les parties basses, variant les trajets, les obstacles.
L’enfant a mis un masque noir, une cape, il regarde droit devant lui et fait mine de viser. Derrière lui, les hauts murs parcourus de conduits de cheminées font les murailles d’un château fort que lui seul hante et défend, juste au-dessous des nuages. Les plaques grises de zinc soudées entre elles, comme un patchwork dessiné de pluies anciennes, les murs aveugles, les lucarnes couchées reflétant le ciel blanc, une beauté d’énigme qu’il garde.

Focale (12)

par claire le 19 juin, 2018

C’est dimanche, dans les rues à cette heure il n’y a que des petits garçons, suivant les longs trottoirs du début d’après-midi. Ils patrouillent, sillonnent, c’est leur terrain leurs rues leur quartier depuis qu’ils sont nés, ils rasent le métal terni des carrosseries, et lorgnent tout en se déplaçant le contenu des caniveaux. Ils cherchent la maraude, la chose nouvelle à faire. Un photographe photographie les murs.
La danse des petits garçons narquois devant l’objectif, devant le grand mur crasseux, comme un écran pour leur film intérieur, devant les volutes du mot « Love » écrit à la craie plusieurs fois. Danser sans chercher la beauté, juste pour le déséquilibre, juste pour être regardé. Le L majuscule est écrit à l’ancienne, au milieu des prénoms accouplés, tout est un peu usagé, comme le tee shirt rayé du plus hardi, le danseur improvisé, celui dont le second imite les gestes : bras en croix, le corps penché d’un côté, la tête tournée de l’autre, et le regard tordu vers l’objectif. Tout est doucement sali, pauvre, sauf leurs yeux brillants comme des joyaux, sauf leur énergie. Ils n’ont pas même conscience de leurs mouvements : il s’agit seulement de rire.