Claire Ceira

le temps

par claire le 18 mai, 2020

I

voila longtemps que je n’écris plus
ne t’écris plus.
la citerne à demi-enterrée où l’eau

glissait des parois
faisant nuit et jour entendre
son écoulement

où se reflétait tout au fond
le rond variable du ciel

elle est sèche maintenant
son fond est de gravats.

focale (20)

par claire le 14 mai, 2020

Tout au fond derrière, dans un ciel blanc d’hiver, on devine la coupole des Invalides. Lui est au premier plan avec son œil de travers, sa pipe. La pensée a modelé ce visage, les rides de ce front, quelque chose d’amer et de tourmenté par une quête. Toute recherche de séduction semble absente, mais la lourde veste de prolétaire, le cache col, la pipe, disent quelque chose. Il ne regarde pas son interlocuteur, pensif.
C’est la pensée, l’intelligence qui porte le pouvoir de séduction… et avec quelle intensité!
Comment a-t-il été regardé, tout petit enfant, qu’y avait-il dans les visages penchés sur lui?
Il a un œil aveugle de n’avoir jamais pu servir, l’autre regarde un lointain, un absolu, la vérité?
Je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé.
J’ai écouté hier une archive où il parlait de «Huis clos». Dans la pièce, il n’y a pas de miroir, disait-il, et c’est ça l’enfer : dépendre du regard des autres pour exister.

focale (19)

par claire le 29 mars, 2020

Message

  C’était comme si la brume était une bouche, menaçante et froide, d’où sortait la langue métallique du pont. 
C’était comme si lui, couché sur le dos, sur la route, était l’enveloppe d’un insecte friable. Avec ses souliers, sa casquette, le dernier geste des mains. 
Tout était silencieux et immobile dans le jour laiteux. La mort avait jailli de la brume et y était retournée. 
Il n’avait plus peur, ni froid, il n’avait plus à se demander où était l’ennemi, ni à penser. 
Les yeux ouverts comme des petits trous noirs, plus aucun geste, seulement ce corps abandonné au bord du fleuve, son nom qui commençait déjà à se dissoudre.

focale (18)

par claire le 4 février, 2020

Tu es sorti malgré le froid, malgré cette humidité sur les trottoirs qui reflète la lumière d’un ciel bas. Sur le boulevard, il y a un double ligne d’arbres, élagués jusqu’à ressembler à des morts verticaux, bras figés vers le ciel. Entre eux, si éloignés de leur nature, si enserrés de grilles, si réduits à la similitude, on voit la lumière blanche qui fait comme un chemin étroit. Et devant toi, à contre-jour, un homme massif qui porte une cape, un chapeau melon et un parapluie. Il vient de tourner vers toi son visage léonin.
En fait, tu le suivais depuis pas mal de temps, accordant dans la rue déserte ton pas au sien, comme si tu hésitais à le dépasser, à prendre le risque de te trouver un moment à sa hauteur. Et puis il marchait à la même vitesse que toi, à peu près.
Il y avait quelque chose de comique dans cette silhouette : le rond du chapeau, la cape semblable à une grande tulipe noire renversée, le reflet vague de l’ensemble sur le bitume mouillé. Tu avais des chaussures bruyantes, et ton pas il ne pouvait pas l’ignorer, qui le suivait. Mais quoi de plus banal ? : on marche dans la rue un dimanche d’hiver, il fait un temps décourageant, quelqu’un marche derrière vous.
Pourtant, il ne devait pas trouver cela si anodin. Après cinq minutes peut-être de cette progression équidistante, il s’est arrêté, il a pivoté sur ses talons et il t’a attendu. Il n’y avait rien à craindre: un vieil homme à moustache, qui ressemblait un peu à Clémenceau, attendait que tu arrives devant lui, passant ordinaire. Toi tu regardais à droite – sans aucun naturel – les boutiques fermées, pour ne pas affronter son regard braqué. Pas moyen de bifurquer dans une rue perpendiculaire. En arrivant devant lui tu as bien été forcé de le regarder. Alors il t’a poussé, de son poing ganté qui tenait le parapluie. Une poussée dans la poitrine, comme on écarte un obstacle, comme une agression d’enfants qui n’ont pas encore de langage. Tu as fait un pas déséquilibré, un écart, puis tu as continué à marcher, à peine plus vite, en le dépassant.
Tout cela était si primitif, si éloigné des codes. Cela allait avec son regard enfoncé et brûlant. Tu t’es hâté pour retrouver un lieu habité, des amis à qui raconter cette histoire sans parole ni compréhension.

sables

par claire le 1 février, 2020

C’est à Berck-plage, un jour de grand vent. Le sable si fin et d’un beige si doux file à ras des kilomètres de marée basse, en nappe, cingle les mollets des enfants, on doit lui tourner le dos pour se protéger les yeux. On marche en marche arrière, fixant l’horizon parallèle à notre progression cahotante. C’est drôle de marcher en arrière longtemps dans le sable. De temps en temps on se retourne pour vérifier la trajectoire : on va au blockhaus.

Je suis en vacances ici parce que j’ai un frère hospitalisé dans ces hôpitaux où on soigne les os. Il a un problème de colonne vertébrale, lui il se balade le matin, son chat sur le ventre, couché sur un chariot plat, Maman le pousse. A Berck il y a beaucoup de chariots plats comme le sien. Des fois il fait un peu beau, mais aujourd’hui il y a des nuages, la mer est gris-vert et à cause du sable qui vole je pense à ce poème de Verlaine que j’ai appris le mois dernier : « le ciel est de cuivre…»
Moi je n’ai pas de problème de vertèbre, et Maman est trop occupée par mon frère pour me surveiller, alors je vais où je veux, je vadrouille. Dès le premier jour, en escaladant les sortes de hautes murailles inclinées qui bordent la plage, j’ai vu un garçon qui faisait la même chose, mais à la vitesse de l’éclair ! Normal, lui il habite ici, il fait ça depuis qu’il est tout petit. Il m’a attendue assis en haut, on s’est présentés comme font les enfants : prénom, âge. Lui non plus, personne ne le surveille.
On va partout : dans les dunes où traînent des barbelés rouillés et traîtres qu’il repère de loin. Il est plus vieux que moi un peu, il a l’air très content de me montrer les grands pins presque couchés par le vent où il est si facile de monter. On joue au Uno dans l’arbre, c’est moi qui ai amené le jeu et qui lui ai appris. Je suis une fille raisonnable, parce que Maman se fait tellement de souci pour mon frère, alors je l’ai amené pour qu’elle le voie, pour qu’elle le connaisse un peu, elle a demandé son nom et le numéro de ses parents, c’est normal. Elle veut me voir toutes les heures, c’est normal. Je fais attention, on revient, on repart. Mon frère me demande le soir de lui raconter. Il paraît que l’année prochaine il sera guéri. Maman a amené le chat depuis Paris, elle lui lit des livres, elle discute avec les infirmière et de temps en temps tous les enfants en chariot se retrouvent dans la grande salle de la télé. J’aime bien ces vacances.
Mon copain m’a amenée partout : dans les rues de derrière où les petits jardins pleins de sable ont encore des vieux jouets abandonnés, blanchis de sel et à moitié cassés. Tout en haut de la dune la plus raide où on peut glisser. On est même montés dans les bateaux de pêche que personne ne surveille dans le port, qui sentent très fort le poisson, on a pris un bout de filet. On est même allées à la bibliothèque un jour où il pleuvait. Il n’a pas de carte mais on n’en a pas besoin pour lire. Et bien sûr on a pêché toutes les sortes de coquillages, il s’y connaît très bien.
Il m’a donné une Barbie de sa sœur qui est trop grande pour y jouer. Elle est toute nue et très décoiffée – celles qui étaient encore belles elle les a vendues dans les réderies – mais je lui ai fait une robe avec un joli sac en plastique rouge. Moi je lui ai donné une BD.
Mais aujourd’hui, à cause du vent, on ne peut pas se promener, alors il m’emmène au blockhaus. D’habitude il y va avec ses copains, c’est pas mal interdit, parce qu’autrefois il restait des trucs qui n’avaient pas explosé, mais il n’y en a plus. Ses copains sont tous partis cet été. Il me montre comment on fait pour descendre entre deux piliers, verts de mousse. Le sable reste toujours mouillé à l’intérieur. Ils ont installé des sacs par terre, des fois ils font du feu juste en-dessous de l’espèce de fenêtre profonde, le vent du dehors aspire la fumée. Ca sent un peu le pipi, mais pas trop. Il y a un tas de pommes de pin et de brindilles. On ne peut rien laisser à manger parce que c’est très humide.
On a goûté. Et puis il est allé tout au fond, il a creusé dans le sable et il a sorti un sac en plastique. Il y avait un pistolet, un vrai, très rouillé, qu’ils ont trouvé. Et puis il y a des balles très jolies, moitié en cuivre moitié en autre chose. Il m’en a donné une et m’a dit : ça c’est un cadeau pour ton frère.
Je la lui ai donnée en cachette et, je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais Maman ne l’a jamais vue.

dreamed a dream

par claire le 20 janvier, 2020

Ce que je voulais écrire était d’abord lié à une erreur : à cause de la reprise de la chanson par les Dubliners, les Pogues, mais surtout parce que je l’avais entendue chanter pour la première fois par un irlandais, j’ai cru que « Dirty old town » était une chanson irlandaise, qu’Ewan Maccoll l’était.
Or il est né en Angleterre, d’origine écossaise, et il y a toujours vécu. Ce qu’il chante, avec l’accent, la voix, la musique de ses origines, ce sont les luttes d’une ville ouvrière anglaise. Un celte chante les luttes des pauvres, les lieux disgraciés où ils ont dû venir vivre, les montagnes alentour, les errances, les histoires d’amour.
En y réfléchissant je me suis dit que j’allais suivre ces deux pistes, celle du déracinement et de la fidélité, celle des combats, et que finalement ce serait en accord avec son chant.

——————————–

Voilà que je te retrouve, monde enfoui, r roulés du gaélique, corps à la peau blanche, hair noir, yeux d’eau.
un monde d’herbe et de ciel bas, de pierres grises puissamment imbriquées dans la nuit des temps, auquel je n’appartiens pas, que je ne connais pas et n’ai pas goûté, où je ne suis pas née, où je n’ai pas habité.
fidèle aux goûts que je n’ai pas goûtés, aux chants que je n’ai pas entendu chanter,
à la pauvreté perdue avant ma propre mémoire, à un pays où tombe la nuit sans moi,
à une langue que je n’entends jamais parler dans la rue
et qui pourtant roule dans le tambour de mon oreille – heurts et fluidité, raucités mystérieuses – me laissant sur son bord.
rêve de raclures d’or qui s’éteignent au bord d’un marais tourbeux, de hachures de pluie au-dessus, qui vont loin en haut appelant le regard.
je vois les traits couchés des accents, comme des serrures minuscules, dans la parole, sur le nom.

——————

tout ça semblant s’être dissous dans les villes, après la faim et l’exil – mais pas vraiment dissous, non – ayant fait un pas en arrière et laissé le devant de la scène à des devoirs de survie, à des pauvretés moins radicales, ou à des guerres de crépuscule urbain, cruelles, des corps écrasés dans des files d’attente, ou dans la boue.
quand on quitte son pays on doit devenir un alchimiste intérieur, pour faire un alliage entre ce qui ne sera pas oublié et ce qu’il va falloir vivre.

——————-

et plus loin encore, partout : juifs, celtes, gitans, peuples de la harpe ou du violon, du tréma et de l’accent, du chant qui déchire et de l’humour qui crache – sa force dans la dérision du monde – peuples destitués.
chassés par la longue faucheuse de leurs minuscules maisons, des champs caillouteux, des cours grises, tuberculeux, entourés de chiffons, je vois vos fils ces garçons maigres, je sens leur nostalgie. peuples des diaspora où l’on part sans rien prendre, sinon ses petits enfants et ses vieillards. où l’on n’emporte que ce qu’on a dans la tête et sur le corps, serré de près par la peur. peuples des titanics de caoutchouc, des errances vides sur une mer qu’on ne connaît pas, sans ports ouverts, des marches en files trempées le long des routes.
voici que nous vous revoyons, et les enfants pleurent de froid. gibiers de toutes les polices, de toutes les erreurs et les terreurs du monde, de tous les voleurs, gibiers de camps.

———————-

dès que vous avez les pieds posés dans un coin de ville, la marche terminée, dès que vous vous êtes installés dans les petites grottes d’immeubles insalubres, se déversant dans la rue, vous retrouvez vos talents.
musiques et danses qui s’accélèrent jusqu’à ce que le chagrin s’envole, par-dessus la tête, ivresse. langue que les autres ne comprennent pas.
foi chevillée au lieu central de la survie, avec ses mots, ses rites et ses rassemblements parfois clandestins.
vous allez chercher du travail, vous le trouvez, puis un jour le perdez. vous perdez peu à peu la vie.
vos fils, certains, se mettent à chanter, à écrire…

———————–

pourquoi ces chants ont-ils une telle puissance sur tous, pourquoi leurs cris sont-ils si profonds, si violents et si subtils, accordés à la vérité des règles illisibles du monde, tel qu’il va ? cette alliance de l’éclat et du sourd, du noir absolu et de la lumière des yeux, du sang des lèvres, du rire et de la mort. de quelle terre avons-nous été chassés pour pouvoir les entendre ainsi au plus central de soi ? notre propre personne, de quelle vraie terre, de quelle appartenance a-t-elle été privée ?
votre malheur, vous l’offrez à nos sens perdus, pour que nous retrouvions le nôtre, et notre colère aussi….nous sommes spoliés de nos personnes, de nos amours et du vrai temps de notre vie. nous sommes privés de notre honte, de derrière nos fenêtres elle nous revient à travers vos yeux. vous avez marché pour nous redonner la clef de la porte, et vous chantez pour que nous sachions que la mort n’est pas si grave.

nuit

par claire le 18 janvier, 2020

les crapauds crient derrière, en haut dans la nuit
il n’a pas plu depuis des semaines et
même le beau temps est suspect.
la nature vieillit, perd ses dents
ses moineaux et ses migrateurs
la culpabilité s’est mise debout devant nous
comme un grand ours à l’oeil couleur de caramel
indéchiffrable et rond. elle nous fixe sans un mouvement.

Focale (17)

par claire le 15 janvier, 2020

Dans la lumière de ce matin-là, j’ai eu l’impression de marcher sur une neige tassée. Le marbre de la place, de ses dalles, était si blanc que j’ai failli poser ma main entre mes pieds pour sentir le froid. Pourtant on était en mars et jamais il n’y eut de neige, en mars, dans cette ville.
Je devais avoir trop rêvé cette nuit-là : les tables rondes avec leurs pieds de fer forgé ressemblaient à des insectes, celles dont le plateau était vertical ayant trouvé la mort pendant les heures nocturnes, leur ventre noir exposé au regard, alors que les autres continuaient leur vie de tables horizontales, attendant que le jour s’avance un peu et que viennent les clients.
C’est peut-être parce que je sais depuis longtemps l’histoire de cette place, et d’où viennent ces dalles carrées, nobles et candides, parce que je suis allée à Carrare, cinq siècles après qu’on les ait découpées dans la montagne, polies, transportées et si bien assemblées. Moi qui les balaie et lave chaque soir, je les rends ainsi à leur nature montagnarde et pure, évacuant mégots et souillures de toutes sortes.
Et surtout, parce que mon balais puis ma serpillière sont si caressants, si souples, j’ajoute encore à l’éclat soyeux de leur nature, au temps qui est passé, les a lissés. J’ai mal au dos souvent, il faut bouger les tables et leurs pieds de fer, il faut traquer le sale, contourner les volutes de métal noir. Mais croyez-moi, quand j’ai fini, la place est aussi belle que lorsqu’elle a été terminée, et les dames pourraient y laisser traîner leurs robes longues.

Moi je vis dans un immeuble. Ma vie bizarre s’est toujours passée dans des immeubles, dont rien de ce qui avait été utilisé pour la construction n’était fait pour durer longtemps. Je sais comment celui-ci finira, comme ces tours qu’on fait un jour imploser dans un nuage de poussière (savamment limité) – et leurs anciens habitants sont là debout pour les voir disparaître, et ils partent songeurs, pleins du souvenir de ce qu’ils y ont vécu, qui pourtant n’était pas si rose. Je pourrais être la femme de ménage qui nettoie mon immeuble et je serais épuisée dès le début du travail, car rien n’est fait pour être beau et propre dans ces escaliers, ces halls d’entrée, ces paliers.

Mais ici, c’est le contraire. Je rends à la place, aux dalles, leur éternité. Même les tables-insectes sont dans leur propre dessin géométrique et ne font qu’embellir à mes yeux avec le temps. Je nettoie ce qui est passé dans la journée, je gratte le chewing-gum collé par un adolescent sous un plateau de table, et puis je me repose, quand tout est tel qu’il doit être.

Le double regard

par claire le 25 novembre, 2019

Mon recueil qui vient de paraître aux éditions « Parole d’auteur » :

Parole d’auteur Librairie Le Carré des mots – 30 rue Henri Seillon 83000 TOULON. 04.94.41.46.16
contactparoledauteur@laposte.net

focale (16)

par claire le 15 octobre, 2019

Qu’est-ce qu’il faisait là ce type, jeune
blond, beau et riche, avec son appareil photo ? Qu’est-
ce qu’il faisait dans notre calle, où notre misère
va et vient tous les jours ?La fille au chignon
l’a regardé, et le garçon assis sur le trottoir,
il le regardait aussi…(ou bien il me regardait moi,
cherchant à comprendre). Mais moi, l’homme aux bras imaginaires
moi qui ai fait fabriquer deux boîtes de bois fin
laqué, brillant, pour cacher l’invisibilité de mes deux bras
je ne l’ai pas regardé. J’ai détourné de
lui mon visage, car je ne voulais pas lui offrir
la douleur de mes yeux. Ainsi il n’a emporté
que le reflet du soleil sur mes boîtes, ma casquette,
mon menton et la fente si serrée de ma bouche.
Il cherchait la douleur et la beauté, cet ange charognard
aux yeux bleus. Il n’avait pas assez souffert, cherchait.

——-

La lumière tombe droite dans la rue, elle se reflète sur les sortes de boîtes vernies que porte l’homme de chaque côté de son torse étroit, et éclaire son visage par en dessous. Il a un de ces vieux visages secs, petit homme aux aguets.
La visière de sa casquette aussi est éclairée par en dessous, ainsi que son regard inquiet, ses yeux détournés. À quoi servent ces boîtes oblongues ? On pourrait croire qu’il y cache ses bras, ou plutôt des moignons ? L‘idée invérifiable plane et arrête l’esprit, obscurcit la scène entière, et sa noire lumière le fait ressortir plus nettement sur le fond un peu flou. On dirait que la lumière du ciel n’est là que pour écraser ses épaules, vêtues d’une veste grise, mais qu’un autre éclat venu de l’enfer révèle par ces reflets son visage, sa douleur sans remède, ses yeux encore témoins de tout, de tout le reste de sa vie à vivre.

——-

Je marche tout le temps aux aguets, rien d’autre ne m’intéresse que « voir ». L’appareil n’est là que comme un Jiminy Cricket, un autre moi mécanique, qui m’empêche de perdre du temps, qui met le temps de côté.
L’homme, je l’ai vu de dos, j’ai mis un instant à comprendre, j’ai compris ce qui lui était arrivé, ce qu’il faisait, la lumière était puissante comme sur une scène, je l’ai doublé, je me suis retourné et je l’ai pris.
Proie au-delà de la chasse, roi déchu sans royaume, il a détourné la tête. J’ai lu comme un livre entier dans ce mouvement, comme s’il m’apprenait quelque chose de ma hantise. Les autres gens de la rue me regardaient aussi, visage vide, eux qui avaient appris depuis si longtemps à l’épargner, à l’entourer de leurs non-regards.