Claire Ceira

tristesse, comme une assise

par claire le 28 mars, 2011

 
La pluie a cessé mais les routes
brillent comme des rivières,
avec leurs lignes pointillées et leurs signaux
entre la plaine brune et les écroulements des nuages
l’étrangeté des phares allumés des motos
luttant contre la lumière du jour.

je vais bientôt cesser ces allers et retours, cesser de traverser le pays
du nord au sud.

ce que j’avais saisi entre deux doigts
et que je relâche
a laissé une poussière bleutée, un toucher de talc
continuant son chemin,
vibrant ou souffrant dans le jour et la nuit.

…………………………………

Depuis que je cherche une maison j’en ai vu de nombreuses
et dans chacune imaginé une vie différente.
la beauté de la tristesse me saisit partout entre deux doigts,
alors je vais toujours vers un autre endroit
un lieu une assise.

…………………………………

J’ai trouvé hier encore une trace sur ma main,
ce qui s’est déposé et – sans préjudice
perdu.
il y avait cette sensation ténue, des ailes
dont la verticalité est saisie entre les doigts,
reprennent leur progression hasardeuse
hachée et miroitante
vers le fond du jardin, où j’étais invitée.

cette douceur supérieure à toutes celles qui sont connues :
une poussière bleu froid entre le pouce et l’index.

il y a ce qui a commandé quand même
ce geste de chasseur.

fruit

par claire le 13 mars, 2011

C’est le point de fusion
au centre de la forge – dans la montagne
où règne l’odeur du métal
si proche de celle du sang.

Une sphère pourpre dans la forge obscure
qu’elle emplit tout à fait
et ne se retire
jamais complètement – toute la nuit
veillant sur l’immobilité
l’arrêt du travail.

Au fond du noir en soi
au fond du volcan éteint
(grand cône pesant sur l’horizon)
il y a ce lieu intime
qu’on n’atteint qu’en dormant.

De cette matière brute
extraire une forme
un objet
clou
grille
ou rambarde.

C’est là que grondent le grand danger
et des états de la matière
absolument hors de tout :
le chaos
la fusion.

Comme le noyau rougeoyant en soi
cette chaleur qu’on ne peut
ni retenir
ni connaître, et qui
parfois nous assied de force
au bord du grand vide.

Matrice fluide des émotions
manque
déverse-toi
en cercle laqué, s’élargissant.

Et métal
comme une eau luisante
atteins le point le plus bas
pour t’assombrir.


(KOOLHYDRAAT 2 ; d i v)

lueur

par claire le 13 mars, 2011

difficile maintenant de l’évoquer.

c’était possible du fond d’un grenier froid
ou sur des routes très droites
fastidieuses,
mais je l’ai perdu de vue.

c’était un tableau :
un chevreuil mort qui ouvrait l’oeil
sur son lit de feuilles beiges –
des chênes au-dessus
et la lueur d’un vert si faible
descendant sur son front à l’aube.
quelque chose à côté du corps couché.

ou un jardin
où je l’ai vu lové, se glissant
dans la forme d’un pétale
pourpre sur une table en fer…

on ne sait pas dire d’où vient
cette lueur noyée dans le soir.

ni
qui était dans le buisson,
avait cessé d’errer,
qui était en repos ?

« vers »

par claire le 18 février, 2011

…alors que le soir tombe sur les longues lignes de peupliers,
sur le fleuve traversé de ponts et de bancs de cailloux ; coulant sous son interface, son miroir
tandis que nous traversons le pays
allant vers où nous allons, à la vitesse nécessaire, dans les vibrations, et nos regards toujours déjoués par l’effacement du paysage.
se crée un tube bleu sombre où le train bientôt s’engloutit, où nous nous endormons.
et le désir joue une musique dans ces basculements, cette hâte que nous ne ressentons pas, ce temps perdu.
les rêves sont comme des cailloux flous qu’on laisse filer en arrière
voyageant sur un autre bord du monde, vers d’autres lignes d’arbres, talus.

.

…que cherches-tu, danseuse, tes mains cachées sous les bras ?
Tu as passé l’après-midi à marcher dans les bois, manches de soie flottantes
d’un vêtement usé, que traverse le froid du début de printemps.
Tu erres, depuis la route tu t’enfonces dans le sentier, semblable aux arbres toujours mouvants.
De creux en embranchement, à chaque instant tu choisis. rien ne règle les mouvements de ton corps assoupli, obéissant, rien ne s’impose.
A la fin, fatiguée, tu parviens au bord d’un champ, et tu t’assieds sur le tronc d’un hêtre
les mains posées sur la fine écorce grise dont tu perçois les reliefs.
Ton regard se noie dans les branchages en haut de la colline, si ensoleillés
puis s’élance
…vers rien, tu rêves.

.

…ils sont au travail à ciel ouvert, ils frappent régulièrement, et l’air mat rend les coups vibrants, comme la cupule géante d’une main.
ainsi avancent-t-ils dans le décompte des jours, dans la saignée qu’ils tracent sur le flanc de la montagne.
ils travaillent dans cette fente blanche et pelée, ouverte entre les épaulement des forêts, qui descend lentement vers la rivière : la rivière ourlée de vase, mais profonde, entre les pins ; coulant elle charrie aussi leurs jours, et ce chagrin qu’ils secrètent, si isolés, comme les derniers représentants d’une peuplade. ils frappent et scient, le bleu de la coupole du ciel chante en réponse, d’un chant voilé et répété.
Les troncs glissent, atteignent le bord de l’eau, puis ils descendront en longs trains flottants, jusqu’à l’endroit où ils seront débités.

.

…un passage d’un film : l’histoire de deux soeurs dont l’une est «folle » et l’autre «normale». leur rencontre avec des hommes pas forcément recommandables, dont l’un s’approche, en fin de soirée, de la soeur «sage», après qu’ils aient partagé des merguez, pas mal de bière et quelques joints.
Il y a ce moment où il enlève sa veste et la pose sur ses épaules, parce qu’elle a froid.
Par la façon dont il le fait, par ce qu’ils se disent alors (« il faudrait que vous y alliez maintenant »/ »oui, on y va »), il la fait entrer quelque part, et plonge lui aussi sans plus d’hésitation dans le domaine des corps.
L’un et l’autre se glissent alors dans la protection de cette enveloppe – qu’il lui prête – hors de soi.

« entre »

par claire le 31 janvier, 2011

… il y a quelque chose dans les espaces virtuels, entre les troncs gris et serrés, arbres des bosquets qui coiffent les collines, dans leur similitude qui fait qu’on ne les regarde pas, qu’on ne les sépare pas, et pourtant chacun vivant pour sa propre part.
… ce qui ne sépare pas la couche de terre arable de la roche, car elles se diluent l’une dans l’autre. la profondeur de sol sans lumière qu’explorent les racines dans leur descente : fissures, fines expériences tâtonnantes où la vie installe des avant-postes, colonies de cellules éclaireuses. transparence de microns des parois fragiles, logique d’eau infaillible, pas de pensée.
… l’hiver ressemble à ce mouvement de reptation, parce qu’il n’y a pas d’émotion, que tout est comme de l’eau aveugle, descendue à son point le plus bas, et qui s’est arrêtée, qui attend sous la glace des flaques.
… quand on sera en petits morceaux, ce ciment qui ne les reliera plus et l’irruption de la grande séparation. l’union se défait et le monde du dehors reprend ses droits, d’autres vies glissent leurs doigts minimes, qui nous écartent.
alors glisser dans la fente.

« dans »

par claire le 31 janvier, 2011

…dans ce corps habitant la moitié masculine du monde. le repli des jambes, les muscles des loges postérieures, la circulation de l’énergie nerveuse au moment du saut, la sensation au moment où elles se détendent. aussi celle des épaules, de leur étendue, leur développement sous le poids exact des bras. et ces mains, longues, leur manière de bouger, de prendre.
vivre tout – juste une journée, pour savoir.

…l’eau froide quand on boit. remonter le flux qui la porte, le tuyau d’où elle vient. remonter, l’esprit attiré comme un poisson minuscule et glacé par sa pure unité, tandis qu’elle descend et emplit, dans le même temps, toute la cavité de la bouche, le haut de l’oesophage, pour un court instant sensible et présent.

… dans la pénombre d’une chambre, voir seulement le bord d’un lit sur lequel repose un corps endormi.
la jambe et le coude gauche, dans un relâchement complet, sur la surface horizontale du matelas, draps repoussés. chambre silencieuse à part la respiration.

…la fin d’une journée, les ombres allongées, qui semblent s’enfoncer dans la matière vaporeuse et douce des graminées sauvages, sur les talus. ou le petit matin laiteux, l’odeur de l’air juste avant les moissons, comme en attente.

…la vitesse sur le large ruban d’asphalte, que le soleil couchant teint en rouge. l’amplitude des gestes, qui suivent avec nonchalance chaque virage, parce que la route est déserte ou presque, doigts à peine posés. un léger parfum d’église flotte dehors, de bois brûlé, un encens tiède et personnel appellant un souvenir.

….ailleurs : tout s’est éloigné. Il est inutile d’en appeler à un visage, à un regard, à une voix. Le regard a glissé et s’est posé en dehors du tableau, du cadre : « sans titre » aucun….. un parc dans lequel on s’est perdu une fois, enfant, avec de sombres dentelles de verdure, des allées de gravier sinueuses en surface et le miroir de l’eau dans lequel se mirent des nuages. De l’autre côté des bois, à peine touchés de jaune, un long ravin dans lequel se penchent des chênes. Pas d’eau au fond, pas de boue : un coulée de terre sableuse couleur de cuir. Le passé.

« sous »

par claire le 31 janvier, 2011

… sous tout ce qui est lisible dans la lumière du jour, que l’air oxyde, vernit, racornit ; sous la poussière, sous la peau du monde usuel – si on la décolle doucement – ce qui a été protégé, même de notre pensée.

… la tension qui sépare l’émotion de l’action : un flux encore sans direction, semblable aux remous sous les cascades, une eau dangereuse, violente et brassée. parfois on reste pris et on tourne indéfiniment, toute la force occupée à se maintenir.
mais souvent un canal s’ouvre et l’écoulement commence alors – de plus en plus rapide, huileux.
dans ce temps très bref, placé hors des durées habituelles ou juste à la limite du temps, naît l’action…et on n’y peut rien.

…le soubassement des creux d’un visage. ceux des os mais aussi tous les héritages précédant la naissance, et l’histoire aussi des douleurs les plus prolongées, insolubles.

…la fente des paupière peinte de côté, paupières livrant par leur ouverture le feu d’une âme froide, d’une âme d’idole, percevant les débuts et les fins.

… la peau d’un homme très malade, âgé, qui s’assied avec peine ; sous la peau de son dos, le chapelet des apophyses vertébrales, en ligne tout à fait droite, parfaite. son torse émacié, sous un pyjama rouge vif.

… une sévère maison de brique pourpre, haute, vue de loin au bord d’un champ ; ses portes et ses fenêtres encadrées de blanc qui se détachent sur cette rougeur. la ligne exacte du toit, et à cause de cette ligne, le souvenir de toutes les maisons de ce genre qu’on a vues, perdues dans une incroyable épaisseur de temps.
maisons traversées un jour, de part en part, avec leur pénombre et leur odeur particulière dès l’entrée. l’épaisseur mélangée de la mémoire – feuillets dormants qui remontent, sous le moment qu’on vit là, debout et immobile, à regarder..

… une nuit opaque et glaciale, de retour de l’aéroport. l’autoroute cernée d’obscurité, dont la neige vient à peine de disparaître, des bancs luisant encore sur les bas-côtés ; c’est une nuit à voir des bêtes engourdies, égarées. soudain jaillit, long et pâle, et comme rampant sous la lumière des phares, fulgurant, ce qui me semble être un renard.
une seconde irréelle flotte – avant que je ne heurte le renard (ou qu’un arbre tombe, sans aucun bruit) ? – mais non, rien, tout se poursuit.

marcher dans le noir

par claire le 17 janvier, 2011

dans la maison endormie
descendre l’escalier sombre
les yeux ouverts dans le noir
où toutes les choses restent.

sommeil profond d’où je sors,
tu glisses la soie de ta lumière
comme une lame au milieu.

glisse ta faille et ta mémoire
dans le rêve de la maison des autres,
dans l’autre maison.

pose ta paume chaude, sommeil profond, sur ma tête
– déplace-moi.

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A y réfléchir, la paix semble tenir au sentiment de ne pas (re)connaître la maison qui m’entoure (bien que ce soit la mienne). C’est le symétrique d’un sentiment que j’avais enfant, devant les fenêtres éclairées des appartements inconnus : j’avais vécu là – ou je pourrais vivre là – une autre vie que je ne connaissais pas.
C’était un sentiment très proche de la magie, mais une magie qui ne serait pas dans les contes, une magie réelle, active, étrange et troublante.

(KOOLHYDRAAT 2, d i v)

je ne crois pas au temps, je n’y arrive pas.

par claire le 8 janvier, 2011

dans le tapis d’herbe dressée
où le cygne nettoie son bec
dans le petit choc répété
de l’eau contre le bord
l’eau comme du miel
jaune, brun et transparent
où un visage s’enfonce.

la mort lui donne une réverbération particulière, sous la surface de l’eau
caché dans la lumière d’été
vaseuse et douce.
C’est comme s’il savait tout et se taisait.
au repos je regarde comme il s’enfonce
– dans cette eau jaune cette sagesse,
ce secret.

il est si difficile de faire la part des choses
entre ce que je lui prête
– ma pensée tourne autour de ce visage,
de ces traits absents –
et sa propre pensée repliée dans la mort
derrière ces yeux d’ombre,

cette fine bouche close.

tu as vécu il y a longtemps
il y avait les choses
telles qu’elles t’apparaissaient,
telles qu’elles se faisaient alors :
les goûts de toutes nourritures dans la caverne de ta bouche
ce que tu broyais entre tes dents, ou aspirais
les odeurs que l’air déplaçait autour de toi, invisibles
et qui t’atteignaient parfois
pénétraient ……

les tissus d’alors
plus raides, rêches, glissants, lourds
plus frais
plus rarement achetés,
avec des noms comme gabardine, pilou, jersey.

Bref, la vie un peu différente.
et aussi cette énigme simple : avoir un corps d’homme.

tout cela forme une bulle sans paroi devant laquelle
mon esprit s’arrête
– bulle calme comme l’eau qui noie
de plus en plus profondément ton visage (tu t’éloignes)
et goûte un arrêt du temps, une faille.
il n’y a plus rien à prendre ni à vouloir de toi.

et toi,
veux-tu de l’oubli ?


(KOOLHYDRAAT 2, d i v)

Adieux à un pays

par claire le 4 janvier, 2011

I

Nos territoires sont voilés
du tissu de notre vie
et je retrouve dans chaque espace
que je parcours encore (en ce dernier été)
l’amas des jours de ma vie, vécus ici.

Ainsi se fondent les buées en strates dans le soleil baissant
comme se mêlent le sol et l’horizon
comme s’engrènent
dans les sillons les spires de la route
et se dresse dans le fleuve du vent régulier
un arbre au bord d’un champ.

comme les arbres si pareils aux nuages
– mêmes formes et même indifférence –
j’ai laissé dans tes creux tout mon temps.

Des années d’enfants, ce tribut qu’on abandonne avec peine
leurs petites peurs et leurs apprentissages,
et les après-midi à deux, errant
de nom en nom de villages, comme un rébus.

Le regard qui cherche dans le sommet du ciel
et les plongées au fond des combes peuplées d’arbres
herbes lourdes, tourbières.

Aujourd’hui la lumière est raide et forte,
ombres qui soulignent une vert de paradis
l’endroit et l’envers
et s’allongent
au pied de tout ce qui se tient droit. La lumière
coupe raide le bord des maisons
– argile ou rougeur dans l’été qui descend
où chaque fleur pose sa note
exacte sur le vert régnant,
sur les pierres.

Dans tout ce qui m’a soutenue, le crépuscule
les hachures pluvieuses sur les étangs
les ronds des gouttes
sur le vernis de l’eau transparente
et grise et ce parfum
si particulier derrière les usines en ruine
dans les écroulements de craie, les buddleias.

Il fallait que je laisse errer sur toi mon regard, pays
en rester là de mon chemin un peu bancal
et te reconnaître (mais pas vraiment connue, éloignée).
L’eau de tes puits tournants, d’un bleu sombre
pour le vertige du voyageur, qu’il y plonge
la sonde de sa tristesse.

Je pouvais te pénétrer sans être là, comme on habite la chambre de quelqu’un d’autre :
sur son dessus de lit on s’étend, on allume sa lampe.
Ainsi j’ai plongé mes rames dans ton eau,
contournant des îlots
où les roses tombent sans qu’on les voie.

Il fallait rester dans cette fente d’où tout est vu,
que je glisse entre les lieux et les gens,
qu’à rien je ne me mêle
entièrement que je ne laisse rien

sinon mon temps, ma vie
dans chaque page de tes paysages.
Car chaque pays a son vide
particulier.

II

Pays, où j’erre en esprit
souvent quelque chose m’apparaît,
dissous
dans le mélange de tes eaux

– malgré la tristesse dont on t’accuse, dont toi-même t’accuses.

Alors rien ne vaut pour moi
l’ourlet bruni de tes côtés
tes champs labourés sous les nuages.

Et rien ne vaut parfois ta pauvreté, ces corbeaux planant en recherche,
les peurs, et ces visages pris
dans des filiation brouillées,
les mots lâchés malgré soi,
dont on est surpris,
les longues et râpeuses collines, de craie trempée –
les ZUP établies sur rien.

des maisons de brique sanguine, sans ornement
en files dans les villages
sous le grand ciel bleuissant du soir
et au flanc de falaises penchées, des pâtis
d’herbe pelée et de fleurs rares, minuscules.

Pays traversé de passages et de guerres
aux grands arbres dressés :
racines pendant de la voûte des souterrains si vieux
si profonds et ramifiés pour disparaître.
J’aurai senti de loin
la désolation de tes cimetières de guerre
Immenses incongrus et laids, posés sur les plaines,
mathématiques,
et l’identité dissoute des pauvres jeunes hommes morts expatriés dissous
(où sont celles, ceux, qui vous ont si longtemps cherchés ?)

Je ne voulais pas voir ça
ni y penser
mais lire les traces,
dans la terre et dans les âmes des exodes.

III

De lourds rideaux invisibles, joignant la terre au ciel grand-ouvert, les étangs opaques qui montent avec tous leurs miroirs et leurs oiseaux plongeants, pour se fondre dans l’aile gazeuse des nuages. Réverbérations et vibrations, éclats soudains, dans la pression de l’été. Comme des anges volant à mi-hauteur de tout, soulevés par l’odeur de blés dressés, multitude muette redoutant l’orage qui approche.

Même éclat de miroir, diffracté sous le soleil blanc et froid d’octobre, qui longe les lignes des sillons, en petites vallées déversées, tranchées, en scarifications. Toute cette violence mobile, non-violente, de ce qu’on appelle les saisons, l’agriculture, révolutions comme de notre sang pulsé et revenant, du début à la fin d’une éternité illusoire.
La vase glissante
la terre la craie, l’eau.
Le monde végétal. apparaissant, disparaissant.

Derrière chaque motte de terre tranchée et retournée
derrière chaque oiseau
atteint par sa mort loin de tout regard,
derrière chaque nuage développant ses orbes vers l’infini sans l’atteindre,
derrière chaque square au sable imbibé, pluvieux, désert
– derrière toi,
quelque chose se scinde et murmure,
glisse dans mes mains.

Moi qui ne t’ai pas caressé, ni soupesé, ni enveloppé
qui ne t’ai pas tracé de l’ongle,
moi qui ne te reste pas, qui n’ai en toi ni racine, ni prise
je sais la chaleur qui demeure à l’intérieur,
dans la fracture des silex.

Ainsi, pays toujours échappant, toujours changeant et muet,
par ces années passées collées contre ton dos
j’ai compris que je n’étais qu’une demi-chose,
et j’ai attendu le retour
de ta voix en moi, ton écho.

C’est un long voyage que tu faisais,
de ta source tourbeuse à la mer, malgré le peu de kilomètres,
et les plages de vase et de sable à l’arrivée.
Tu as fait de moi
une tranche de pain jetée dans le gris de l’eau,
dont je t’ai nourri.