Claire Ceira

Séparations du sommeil

par claire le 4 juillet, 2012

tu dors de deux côtés.

dans le rêve
c’est l’automne
l’extrémité du boulevard,
et murs noirs, feuilles de brun rouillé
pluie – tout attend à cet endroit
la dormeuse d’autrefois
le vent, lavant les troncs
des arbres nus.

mais tu dors et
vraiment
dans la nuit
les mains du vent
travaillent ce pays :
grandes tables noires des pins
argent malléable des oliviers.

l’air baigne – envahit – le pays
sous le globe transparent de la lune
les premières traces de lumière naissent
au ciel
à l’est sur la facade des immeubles
et sur la mer d’un bleu cobalt.

jardin d’hiver

par claire le 3 juillet, 2012

donne-moi une virgule de haine,
ô déclic bien-aimé
fais jouer pour moi le pêne
vers le monde vitré
vers l’immobilité des plantes en attente.

entre les hautes parois, les traces de buée
une fin d’après-midi d’hiver
le dehors est saisi de froid.
j’ai le léger poids dans la main, métallique
l’éclat qui ouvre
la porte translucide.

la vie est ralentie, séparée de la mort
apparente du jardin tout autour .
espace fermé traversé de lueurs étranges
où les serpents des grands sansevieria
glissent et s’apparentent.

je t’ai trouvé accroupi sous la longue table
dans l’odeur de terre.
au moment où je t’ai vu – frère –
tu as renversé en arrière la tête,
dans un rire bref – un éclat.

C’est une pièce (5)

par claire le 29 mai, 2012

…..elle est entièrement vide, baignée de soleil qui dessine sur le plancher (ou le lino ?) le feston de l’ombre d’un toit. Il y a les murs blancs, les plinthes, le radiateur sous la fenêtre, un store avec une ficelle. Rien d’autre. La présence du soleil venu de dehors est la seule chose qui parle de mouvement, de changement, de temps. La pièce a été vidée de tout ce qu’y avaient mis ses habitants. Elle est entre-deux.
Peut-être c’est le jour de l’état des lieux, ce dernier jour où on revient avec le propriétaire, voir s’il n’y a pas de marque sur les murs, si rien n’a été abîmée ou détruit. C’est un petit moment de tension, on est entre gens polis, mais quand même, a-t-on dégradé ce bien qui nous était laissé en jouissance, cette enveloppe qui nous protégeait et qui nous avait été seulement prêtée ? L’argent est là, au milieu, et l’éventuelle dissimulation d’une négligence, la suspicion.
Tout cela empêche que ce dernier moment soit ce qu’il devrait être : un moment d’adieu à ce qui fut, là, vécu. La nudité de la pièce, déjà offerte à d’autres qui vont venir, vous tient à distance. Elle n’appartient qu’à elle, finalement : à ce volume d’air, à cette tiédeur de soleil, à cette beauté nue et banale, à tout son passé.

Cette nuit j’ai rêvé que j’étais morte. C’était arrivé dans une grande explosion de chaleur, de lumière, de violence. J’avais ce souvenir du dernier instant. Ma petite fille était morte aussi avec moi. J’étais là, sans être là, avançant au milieu des vivants, mes proches. Je promenais leur tristesse et la mienne dans la vie qui m’avait été ôtée. J’avais surtout le chagrin de cette petite fille disparue, que je cherchais peut-être, qui n’était plus là, et qui n’avait presque rien vécu.

bagnoles

par claire le 11 avril, 2012

un souvenir sans importance

chaque fois que je conduis sur une route à lacets je revois tes bras bronzés
tes ongles grenat un peu écaillés tes mouvements liés, ronds et amples
accordés à cette route sinueuse sous le ciel.
comme si ses courbes étaient les tiennes, tes bras et tes bracelets ses serviteurs,
tes gestes sur le levier de vitesse, rituel, cérémonie ironique.

le défi de l’horaire du dernier bateau si précisément rempli
et cette soupe de musique classique arrangée
que nous avons écoutée silencieusement avec toi
pendant ce trajet de trois quarts d’heure.

tandis que la route sarde grimpait et descendait
d’un flanc à l’autre des montagnes,
jusqu’au port,
quand la fumée très lointaine d’un volcan islandais
avait nettoyé le ciel de tout avion.

et ce ciel sarde était si pur, juste à l’extrémité nord de l’île,
où le dernier bateau faisait ses derniers préparatifs
(ton rire satisfait à l’arrivée, à 5 minutes près,
et devant mon compliment ta petite phrase française
sur cette route « terrible »).
j’ai oublié la tension mais
je retrouve tout cela à chaque route sinueuse
quand mes propres bras, mes mains, jouent à être toi – femme taxi.

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vanishing point

chaque fois que je conduis sur une route très droite,
je pense à lui, dans ce vieux film des années 70
le désert blanc de chaleur et de sel, les serpents à sonnettes,
deux yeux rougis d’amphétamines.

un barrage qu’on force, une radio où un vieux noir jubile
voix rauque et colère comme une nappe
de rire. puis un trou qui s’ouvre
dans l’écran éblouissant de l’horizon.

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tableaux

chaque fois que je rentre dans l’arrière d’un camion je vois son essieu
gris venir vers moi comme un tableau moderne
abstrait, posé contre un mur nu.
quand je percute un muret de ciment je vois les arbres noirs derrière
le gouffre offre un baiser silencieux
pour moi ou pour le ciel comment dire ?
et je vacille je tends à revenir en arrière
oscillant et vibrant encore
je m’arrache.

C’est une pièce (4)

par claire le 27 janvier, 2012

…..c’est un salon où il n’y a personne. Deux canapés différents, une table basse, des objets. C’est un jour de lumière blanche, et par la porte-fenêtre on voit un bâtiment un peu particulier, surmonté d’une sorte de tourelle couverte, aux fenêtres petites et alignées. Pour la beauté seulement ou pour le contre-jour, le photographe a allumé une lampe ronde, que nimbe un imperceptible halo, dans la forte lumière venue du dehors.
On y serait invité un jour, on s’assiérait sur l’un des deux canapés de cuir noir, le corps au début un peu raide, à cause de son statut d’invité, de la conversation à soutenir. Mais peu à peu sans doute, le plaisir de cette conversation commencerait à couler et alors on serait touché par l’arrangement de la pièce, beau sans affectation, et l’idée qu’on pourrait habiter ce quartier paisible, avoir tous les jours sous les yeux cette tourelle, cette maison voisine, au plan différent des autres.
On plongerait chaque matin les yeux dans les branches de l’arbre invisible qui se dresserait en dessous : bourgeonnantes, couvertes de feuilles ou nues, selon la saison, dont la photo ne dit rien. Le geste de fermer cette porte-fenêtre, on pourrait l’avoir en soi, dans le souvenir des bras, familier comme le grincement des deux battants qui s’emboîtent, de la crémone qui tourne. On pourrait être l’homme ou la femme qui parle, en face de soi, celui ou celle qui a choisi ces objets.

Une voix nous dit alors qu’on serait mieux que soi-même, et cette voix est l’assise de la tristesse, dans la réalité.
Cette conversation rêvée, cette voix intime qu’on connaît depuis si longtemps, le calme de l’image et du dehors lumineux, font le même halo que la lumière globuleuse et mate de la lampe, mélangée à celle du jour (extérieure, dans son plein essor)

On sort peu à peu de cette vision, de cette photo, pour revenir à la réalité.

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journal réel : mercredi

par claire le 27 janvier, 2012

on regarde les vidéos qui ont vingt ans : les fêtes, les maisons où on habitait, les visages qu’on avait avant. Ca ressemble à un film, à une fiction, un conte. Petits enfants dont chacun est devenu adulte, avec leurs petits corps d’alors et leurs gestes rapides, leurs éclats. Morts qui sont assis et qui parlent et plaisantent, qui mangent le repas bien préparé et se penchent avec sur leurs genoux les papiers déchirés des cadeaux ; les étoiles accrochées au mur les gâteaux brillants (qu’on se souvient d’ avoir faits). Minute après minute le passé se déplie, se relève du naufrage dans l’immense, dans la profonde eau grise. Les maisons telles qu’elles étaient, avant qu’on les vide, avant qu’on s’en aille. On revoit les carrelages aux dessins si familiers, si oubliés, et les lambris de pin verni, le givre gainant les herbes mâchées, piétinées par l’hiver dans le petit jardin froid. Et les plages longues dans un soleil brumeux, couleur de nacre bleue, mauve et brune, et les modestes feux d’artifice des 14 juillet corses. Les chattes avec leurs petits qui sortent en chancelant de grandes boîtes en carton, la petite chatte « écaille » qui était née cette année-là. Toutes peines prises, tous soins sont intacts.
Et la même nuit je rêve d’une poignée de gens inconnus, réfugiés dans des ruines. Que cherche cet être de chair sombre errante, invisible, tout en bas de ces bassins serrés de froid, comme flaques noires horizontales dans la nuit?
Qu’est-ce qu’on a aimé, et où ?

Chemin de l’Ubac (IV) : tout

par claire le 2 janvier, 2012

tout se touche,
la ferme dont les longs murs aveugles
évoquent la lumière particulière
le dénivelé de la mer,
le bois brun et vert en cette saison avec ses pliures
ses combes et ce qu’on vient y chercher
la veste de toile raide
du vieux de toutes les cahutes,
l’ancienne statue de tes yeux, roulant sur le sol
et le cheval pommelé
au bord de la voie ferrée.

tout forme noeud et ainsi je m’évade
des prisons et je reviens là
l’embrasure des cuisses ouvertes sur le néant,
le vent pluvieux de la nuit
qui les noie.

Chemin de l’Ubac (III)

par claire le 2 janvier, 2012

Petite ferme allongée
recoin rétracté où on vit de presque rien
au bord du pays légendaire, sous la pluie forte
je t’ai retrouvée.

Même voix, mêmes oiseaux posés
et la lueur qui monte de la terre
sous les mêmes paillis gris
dans l’arrière-cour.
Mêmes grimpantes en volutes autour d’une barrière d’os.

Ma faim se satisfait du pain acide,
des restes de viande
ma soif de l’eau doucement vaseuse
quand je suis dans tes retraits, quand je m’endors
au bord de tes lits.

C’est une pièce (3)

par claire le 2 janvier, 2012

…une salle de bal, ou un dancing, ce genre de lieux dont les noms renvoient à une autre période, où ils étaient à la mode, et qui persistent dans certaines petites villes.
on vient jeter un coup d’oeil en entrebâillant une porte, on ne s’attardera pas, même si la fête bat son plein.

C’était je crois à l’étranger, lors d’un voyage.
(on a poussé la grande porte battante, il y a la chaleur, la musique braille, on est mal à l’aise. Entrer, rester dans le fond, pour regarder tous ces couples mouvants ou ces jeunes filles aux rires excessifs, ces femmes vieillies qui dansent ensemble. On voit que les musiciens sur l’estrade transpirent sous les projecteurs, la femme en rouge et or chante, un mélange rebattu, naïf, ringard. Mais les gens s’amusent et les jeunes se surveillent, on voit qu’ils notent avec une grande attention les mouvements de leurs désirés ou de leurs rivaux : les directions des yeux, les rapprochements et les rires sous cape. Certains coeurs s’emplissent d’une lave invisible et chaude…….suspendent leurs battements, puis repartent fort. Derrière les couleurs mièvres, les maquillages lourds, derrière l’entravante nudité à demi-découverte et les cheveux raidis de gel, derrière les gestes copiés, circulent des éclairs atténués, des regards.)

Mais sur la photo la salle est vide, il fait jour, on sent le silence blanc d’une matinée. Les chaises ont été empilées à l’envers, la lumière venant de la fenêtre se brise sur leurs pieds hérissés, en bataille. Elle gaine d’un vernis liquide chaque relief, le soubassement des sièges, s’étend sans éclat sur le plancher mat, elle suit le rebord du bar presque nu. Il y a quelques objets de décoration. Tout est si immobile.

C’est comme le souvenir d’une vision d’enfance (un spectacle vrai) qu’on découvrait à l’improviste : l’envers et l’avers du monde adulte infini, glauque comme une mer.
Devant laquelle on se retrouvait entièrement (enfin) seul.

accident

par claire le 2 janvier, 2012

je vous écris d’un pays
où m’a conduit une coupure
et la lame qui brille encore
à moins que ce ne soit une grille
au bout d’une glissade
sur l’eau du sol mouillé dans le soir.

je vous décris l’endroit exact
que le sang teinte encore
d’un fantôme de jambe parfaite, qui allait droit où il faut.
ce sang ne s’est pas mélangé
malgré le temps dans la tourbe acide
je ne l’y ai pas laissé entrer
ni dans les failles de ma terre,
que percent mes racines
ni dans les grumeaux du temps
parce que je le veux rouge encore,
sang de la perfection de la jambe,
sang du suspens des morts,
laqué, chaud.

C’est de cet endroit que j’écris
où brillent lames et lumières
où je suis étranger aussi
coupé au milieu reconstruit
mi homme mi sirène,
voix belle.

faible et fort las de tout
je tiens sur ma jambe broyée,
si droite
tout mon corps est une colonne
quand je reste ainsi sur le bord
l’eau du fond se teinte toujours
et la mer toujours s’y noie,
tire sur le fil et gémit.

je vous écris du bord du tableau,
de là où le fond parle seul
dit autre chose
tandis que l’oeil parcourt en diagonale
la totalité de l’oeuvre, du livre
et du fond de la mer –
je suis le marin attaché au mât.