Claire Ceira

noyau central

par claire le 16 avril, 2013

J’ai quitté les abords de la ville
par un beau jour de neige
le froid crissait sous les pas et le froid
ralentissait tous les règnes vivants
l’eau était quand même libre sous la glace
les arbres faussement morts larges et penchés
sur elle et noirs, si noirs m’engageaient à me perdre entre eux.

j’ai quitté le bord et creusé dans la glace
un trou qui descendait vers le bas.
traversant la glace l’eau et la terre,
continuant vers le noyau
tandis que le froid m’oubliait, tout là-haut.

tout était noir
et l’intérieur même du globe de mes yeux
s’est rempli d’encre
poulpe central qui bat au coeur de toute chose.

Orientales (reprise)

par claire le 9 avril, 2013

1/ espace sans désir

j’étais satisfaite enfant, debout sur une jambe
le temps balançait sa corde oblongue du jour à la nuit,
tournait la grande corde et moi je sautais.
le jour chassait la nuit en se glissant dans les couloirs d’arbres
la pie s’abattait sur le toit, criaillant
et le vent couchait l’avoine brillante.

l’eau du robinet en filet immobile
comme une tige de verre
puis en réseau froid
en nappe sur la main,
giclant sur le muret.

2/ désir sans espace

Je m’imbriquerai – j’irai rejoindre
l’espace de derrière qui est si vide
noué aux branches : des bras entre les feuilles
teintes en noir par la nuit
des chants qui forment une résille
et s’enfoncent
dans l’écorce autour des arbres,
le monde des odeurs.

3/ désir sans matière

ils remontent la via ferrata
comme de jeunes arbres en bouquet s’écartent
moi je descends
entre les maisons, les jardins.

j’en vois deux autres
qui sont assises le long du mur à l’ombre :
une chevelure sombre
où brille un chouchou turquoise,
quatre jambes étendues.
j’entends ce que dit
l’enfant pâle
transpirante :
« je suis déjà sous la terre »

4/ sujet sans matière

Le vase bleu qu’on a cassé
en morceaux sur le sol.
un rêve de séduction :
l’homme prend dans la bouche
des cerises qui s’égouttent et s’approche.
(on pose la main sur sa poitrine
comme pour le tenir à distance).
c’est le soir dans la cour,
bien qu’en pleine ville, il n’y a aucun bruit à minuit
à part le vent qui remue
les feuilles dans l’acacia obscur
juste au-dessus de soi.

il est dangereux de se pencher au dehors

par claire le 9 avril, 2013

la vie de l’arrière-monde je la vois par moments
(penchée dans ce train, dormant la moitié du temps)
elle se tient invisible dans le paysage entre ses lignes superposées, ses caches, et apparaît,
intermittente :

au premier plan le talus aux buissons d’églantines, en jets épineux couleur de fer, mêlés d’herbes sèches aplaties par l’hiver
derrière lui un champ pointillé de vert sombre, de jeunes plants
et encore en arrière un bois de peupliers dont les troncs parallèles, les rameaux semblent définitivement immobiles
grillageant une ligne de montagnes brunes qui se détachent devant le ciel.
Elle a je crois un visage très large qui se cache presque derrière ses cheveux gris fer hérissés de buissons d’églantines – elle a de grands yeux ouverts aux iris pâles et chantonne au rythme des wagons. Sa bouche aux deux lèvres peu ourlées fait penser à une blessure dont le sang se serait tari, béant sur l’intérieur, et le chant monotone, amoureux, est presque inaudible.

cette vie m’apparaît dans des moments inoccupés, passifs.
quand je lis entre ces lignes de repos je la vois bien,
qui s’inscrit en lettres d’un alphabet minuscule, lié, courant…
et je revois ces manuscrits écrits au stylo bille au cours des années soixante, dessinant des vagues de couleurs multiples sur du papier d’écolier quadrillé, racontant des histoires qu’on n’écouterait pour rien au monde
de crainte de périr d’ennui, de sécher sur place, d’être happé par leur monde fou.

des heures sans début ni fin d’un travail patient, passionné, maladif, dessinant un paysage en mouvement, le double de celui que dévoile ce train, les riches heures de la vie d’arrière-plan.

dans ce livre où est peint l’hiver, elle a des racines terreuses et des branches qui leur ressemblent, symétriques inversions pour un pays indéfini où jamais je ne serai – car le train suit son trajet et va vers sa gare – bientôt il faudra passer à l’action.

alzheimer

par claire le 9 avril, 2013

Territoire latent
traits noirs.
la surface de l’eau, à Sète
avec ses piquets prolongés de reflets ondulants
la brume qui referme, enferme tout.
un jour de brouillard où les signes de ce qui allait se produire
étaient encore occultés
il y avait seulement ces traces de passages antérieurs :
des piquets, des pylônes
environnés du brouillage
d’une communication étrangère
et rien pour repérer le jour, l’heure qu’il est – ni soleil ni ombre.

L’année dernière il y eut là un grand orage, dans le ciel une étrange lueur rose et plombée
parcourue d’éclairs horizontaux,
comme des pieuvres de feu électrique.

Journal réel : lundi de Pâques (dont un rêve)

par claire le 1 avril, 2013

hier un film qui m’a donné un peu la nausée, censé être drôle, où le sexe est grotesque et « ludique », où la haine affleure derrière le ridicule appuyé des personnages, leur vide.

la nuit qui suit, dans un demi-sommeil, une image surgit : c’est une photo en noir et blanc qui a un titre, qui s’appelle « l’accident ». Une jeune fille est debout contre un camion, un morceau inconnu de la carrosserie est entré dans son œil, un autre lui a fracassé la hanche, ensanglantéee. Elle a un beau visage, à moitié détruit. Je vois l’arc de ses dents dans sa bouche entr’ouverte. Il n’y a plus de regard, l’autre œil semble fermé. Je me demande comment on pourrait lui refaire un visage digne d’être regardé, un visage dont elle puisse ne pas avoir honte. Mais dans mon brouillard somnolent je réalise peu à peu qu’elle est forcément morte, vu la gravité de ses blessures. Que le morceau de métal enfoncé dans son œil et celui entré à hauteur de hanche la font tenir ainsi debout. Peut-être est-elle descendue par erreur du trottoir au moment où arrivait le camion ? On dirait que cette photo fait partie d’une collection, elle a beaucoup attiré les gens, les regards, à cause de la beauté de la jeune fille. Je repense à la photo qui fascinait Bataille, celle de cette femme chinoise qu’on était en train d’écorcher vivante, dont il a dit je ne sais quelle absurdité complaisante et jouissive. La nausée augmente un peu, est-ce le repas d’hier ou ces représentations ? Le sommeil s’éloigne, j’émerge et je me lève. Il ne fait pas beau du tout, peu de lumière dehors.

Je marche sous la pluie qui vient tout juste de débuter, froide. De l’abri de mon parapluie je vois un homme d’une trentaine d’années, que j’avais déjà remarqué parmi les mendiants qui sillonnent la basse ville (ils sont nombreux par ici, à cause de ce lieu bizarrement nommé « Archaos » où on les accueille et les aide un peu). Il est assis sur des marches devant une porte d’entrée. Il porte un grand bonnet de laine vert kaki, il a les mains jointes, les bras posés sur les genoux. Il ne semble pas sentir la pluie qui coule sur ses mains, sur son visage presque caché, et sa barbe rousse. Le bonnet est attaché derrière la tête par un élastique. Il ne mendie pas, ne regarde rien. Je passe devant lui, j’ai envie de lui donner de l’argent et de lui dire de se mettre à l’abri mais je ne le fais pas. Je continue ma route entre les hauts murs gris pisseux couverts de tags, dans les pas mouillés de ma lâcheté et de mon impuissance. Bien sûr au retour il n’est plus là. C’est l’absence totale sur son visage qui m’a fait le remarquer. L’absence de demande.
Tout est laid aujourd’hui.

an

par claire le 26 mars, 2013

été

une cerise presque noire
tombée sur la terre
écrasée et ouverte sur son noyau

automne

en haut du bois, il y a un peu plus de lumière
en bas une tranchée de boue ocre.
tu cours dans les feuilles bruissantes
les branches tombées, cachées.

hiver

volutes de vapeur sortant des naseaux
et de la grande cage thoracique,
soufflant fort après ce galop pour soi-même
sur le pré blanc, glacé.

printemps

planer dans cette couleur verte
partout étendue :
depuis les champs jusqu’aux cimes
des grands arbres globuleux
sous le ciel entrouvert.

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habiter dans les bois la nuit est une épreuve

l’opinel, ouvert et tranchant.
toi assis en tailleur sur la bâche sale.
les frondes du roncier
jaillissant
dans la lumière de la lampe de poche

eaux froides

par claire le 25 mars, 2013

tu remues une eau boueuse, couleur de merde
épaissie de boue,
volutes, où des bulles remontent…
tu enfonce la longue perche
que cherches-tu encore ?
la barque tourne autour de l’axe
de la perche,
de toi.

sous le ciel aux nuages épaissement couchés
la ligne d’horizon est hérissée d’arbres nus.

tout finalement s’est changé en boue :
une masse inerte
féconde dans quelques décennies.

mais je l’ai aperçu sur l’autre bord,
le contre-poison :
une forme qui inspire, un geste,
une façon différente de se tenir debout
un bruit qui bat suivant le rythme.
une main indique
les trous de rats dans les rives
et la vase fluide
la feuille déchirée hier
par le vent.

une froide pluie s’égoutte
sur des franges d’herbes
c’est l’hiver…
saison qu’on a vue se déployer dans le silence
une pierre roule et disparaît
dans l’eau fumante du rieu.

plus loin
un héros mortellement blessé ou presque
est assis dans la boue du chemin
sous le ciel las.
son épée à qui fut donné un nom
n’est qu’un trait gris dans l’herbe.
le héros pleure, les joues barbouillées, les yeux bouffis
une pie étend son aile
roide tout près de lui
il s’allonge.

diptyque

par claire le 12 mars, 2013

jour (donner le)

je me souviens
des petits corps chauds remuant
pour la première fois dans l’air
encore enduit de vernix
qu’on vous pose sur la poitrine
et qu’on tient bien serrés
de peur qu’ils ne glissent
sur le carrelage blanc au dessous.

qu’on tenait bien de ses mains d’adulte
doigts glissés sous les petits bras

de la petite tête mouillée
criant dans la main
à qui on murmure quelque chose.
petit visage
dans le creux de l’épaule
qui doit sentir l’odeur particulière
le mélange entre les deux peaux.
et le cœur, si fort et lourd dans l’émotion
et la fin de l’effort.
le sien
battant rapidement.

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exiler (s’)

tu as quitté ta peau
si visiblement, immédiatement.
elle est déjà celle d’un mannequin
oublié toute une nuit sous la pluie
et ton corps est déjà celui
d’une poupée d’autrefois
que l’enfant a laissée,
salie, pour grandir.

et ton visage n’a plus rien à voir avec toi
celui que je garde.

aucune de tes paroles
ne pourrait s’y dire
ni aucune de tes expressions
y jouer à nouveau son jeu de vivant.

je me penche sur cet étrange forme qu’on embrasse
dont le froid même
dément la nature humaine.

le si lent mouvement des paupières
leur faible papier de soie qui battait sur la flamme
égarée des derniers regards
je le garde.

je touche ta joue
pour toi
au cas où tu regarderais encore
de loin ce grand jouet perdu ce véhicule
qui t’a mené si bravement,
si longtemps.

Trois

par claire le 12 mars, 2013

ces trois couleurs
sont les trois seules couleurs du monde
trois lumières – et un monde incroyable
s’avance derrière elles
on voit son mouvement.

elles s’avancent toutes ensemble
dans une vague lueur de forge
un reflet un souvenir un retour de flamme
elles viennent
en avant d’un mur noir de suie
s’appuyant sur lui
ses briques immémoriales masquées.

on regarde ces serpents sans queue ni tête
qui toujours reforment le monde
et sifflent
dans le chaud silence
de ce monde ancien
dans ce noir matin
toujours naissant.

La rencontre

par claire le 18 février, 2013

c’est l’après-midi, en voiture sur une route à lacets. Une femme parle à la radio du livre qu’elle vient d’écrire, un livre consacré à un homme qu’elle n’a vu que quelques secondes, un vieil homme inconnu, plutôt petit, qui sur le quai du métro de la station Gambetta lui a souri, d’un sourire agréable, lui a dit quelques mots (qu’elle ne livre pas), et a sauté devant la rame à pleine vitesse.
Cet évènement qui, dit-elle, l’a « mise en mille morceaux », il lui a fallu bien du temps pour le voir comme un message de vie, de cet inconnu dont elle ne saura jamais rien.
A la fin de l’émission elle a choisi « Live and let die », des Beatles.

…………………

à l’écorce, la pulpe dont est fait
celui qu’on rencontre
à ce qui se partage sur le plateau des tables
l’ombre d’un verre transparent, en diagonale dans le soleil.
à la fin de la conversation
à l’écho dont les mots sont entourés, et qu’ils appellent
longtemps après, au-delà de leur sens :
comme des arbres : forêt, troncs, futaie de mots, debout, oubliés
grands frères que baigne la lumière du haut
l’expérience.
à ce qui vient de moi et qui me revient,
comme un boomerang ou un oiseau, issu de ma propre pulpe
après avoir fait le tour de celui qui se tait.
ma pensée glissant ses tentacules
dans les rainures de ses mots.
à ce que j’ai pu entendre ensuite, à nouveau seule.
le bruit du monde peut-être, du Monde-hors-de-moi, inarticulé.
…………………….
J’ai été frappée par ce récit (il s’agissait de Michèle Lesbre, parlant de « Ecoute la pluie ») ; je me suis dit que la rencontre est comme une pierre, qui vient trouer l’eau de notre mare. Que faisons-nous des échos de ce choc, de cette irruption ? de ces cercles qui s’élargissent, qui vont si loin, jusqu’au bord ; du mouvement dans les profondeurs, de la vase soulevée ?
Cet homme est venu devant elle avec une injonction : « fais quelque chose de moi, toujours vivant en toi », avec ces quelques mots et son sourire…et il est mort. C’est parce qu’il aimait les autres, sûrement, qu’il n’a pas choisi de sauter en baissant les yeux, en se cachant. Et c’est à cause de cet amour qu’elle n’a pas pu être en repos pendant longtemps. J’imagine la colère qu’elle a dû ressentir : « pourquoi tu me fais ça à moi ? ». Mais elle a fait quelque chose de lui « vivant ».
L’autre nous dit toujours : « débrouille-toi de moi ». J’ai beaucoup ressenti ça devant les tout petits bébés, les miens : « tu m’as voulu, tu m’as eu, maintenant il faut que tu te transformes pour moi ».
La poésie sait utiliser les mots de façon particulière pour dire l’écho, les cercles concentriques de la rencontre. Pas seulement des autres, celle du monde aussi.

……………….
Plus tard, en relisant le poème, remonte mon plus vieux souvenir : purement sensoriel, un souvenir d’entrée dans le sommeil, une sorte de froissement soyeux à l’intérieur de l’oreille, et un contact de toile d’araignée…..un bien-être particulier que j’ai longtemps tenté de garder en mémoire enfant. Je me souviens que je me disais : il ne faut pas l’oublier