Claire Ceira

Dardenne

par claire le 23 mai, 2013

ce sont deux frères, ils parlent de Caïn et Abel.
ils parlent de la perception soudaine de la culpabilité, de la responsabilité, qui rend vivant.
je vois leurs visages sans aucun apprêt, animés par ce qu’ils disent, à propos de corps qu’on suit, de la juste distance qui doit être un peu trop proche, du froid qui donne quelque chose de perceptible, de vivant dans le corps, des adolescentes pauvres qui sont habillées trop court, de vêtements trop minces, et dont on perçoit en les regardant, sans le penser, qu’elles ont froid.
de la nécessité que l’actrice ait vraiment froid pour que le film soit juste.
de la nécessité que le spectateur voie au même moment, au fur et à mesure, à la fois le personnage et ce qu’il découvre en allant.
des portes, des obstacles qui se ferment et s’opposent à cette filature.
du refus de  » composer une image ».

beauté de la similitude et de la différence de leurs deux visages, d’âges proches et de parents communs.
mais surtout de cette proximité dans le travail et du sens perçu, qui leur donne une vie si passionnée, dénuée de toute pose, et même traquant toute pose et toute tricherie, comme deux chasseurs affamés et méthodiques.
les décors (semblables à ce que j’ai côtoyé aujourd’hui : d’un côté des carcasses d’engins tordues, empilées au bord de la voie ferrée, de l’autre un large fossé que bordent des peupliers, si rares par ici, avec la mention « zone inondable ») mais dans le nord, là où le froid est souvent présent, et la lumière rare, ce nord dont je garde une nostalgie, à cause de son refus de jouer du charme, à cause de sa rude et droite réalité.

la toile du maître

par claire le 21 avril, 2013

C’est une silhouette de soi-même
peinte en gris à l’avant du tableau
et puis – encore devant – les spectateurs
avec leur façon de se tenir, leurs vêtements
qui passent et passent, quel nombre lent !
c’est un monde dans lequel on tombe : un trou, une porte
un tableau accroché
et le défilement des regards.

lui dit :
regardez-moi, regardez comme je regarde
dans la joie d’être un homme.
et parlez de moi
quand je me tais.

un corps de femme nu fait aussi partie du tableau
qui appelle le monde et toutes ses lumières,
pénétrant par les yeux
à l’intérieur du sombre soi du corps.

les grands yeux liquides et sphériques du monde
constamment, depuis si longtemps
posés sur nous, en silence.

je pense à mon père, au bout rouge de sa cigarette dans le noir, quand il racontait l’histoire
du petit lutin

Journal réel : mardi

par claire le 16 avril, 2013

il y a la place avec ses palmiers malades, dont certains ont été coupés à hauteur de taille et creusés en forme de fauteuil, trempés encore des pluies de ce printemps. il y a les filles du café des Cinq Parties du Monde qui fument dehors et des jeunes hommes aux cheveux courts ou coiffés en iroquois. il y a la mer à gauche. il y a la descente en ciment vers le parking et l’affiche du boxeur, cette tête d’enfant qu’ils ont souvent, les arcades sourcilières abîmées, les mains bandées de noir mais non gantées, et l’arrondi de l’épaule, flou en arrière-plan
à l’intérieur, rafraîchissants comme une buée de petit jour, des chants d’oiseaux enregistrés, en l’honneur du mois de la poésie. le béton gris, les odeurs de détergent parfumés et les rais colorés sur le sol, les voitures silencieusement rangées comme chevaux dormant debout, le mouvement de mes jambes marchant sous la voûte basse et mon trousseau de clefs qui fait son bruit. il y a tout ce que je pense, tout le temps, ceux à qui je pense, et il y a moi
moi moi moi
qui cliquète et tinte.

somme

par claire le 16 avril, 2013

nos sommeils sont mélangés et nos nuits se relèvent
femmes inconnues du sable où elles se sont laissées tomber.

de ce mélange et de la courbe de nos nuques
la chaleur des oreillers que nous avons choisis et achetés
la sueur du milieu de la nuit de nos rêves
vont tous au lieu commun.

tu verses de côté ta tête avec ses tendons et ses paupières
et de l’autre bord de de la nuit du long temps creux et noir
ma tête tombe tout aussi close.

et les images glissent sur les vitres des trains que nous n’avons pas remplis
de notre présence ennuyeuse et solitaire
la nuit ne livre pas sa page noire
derrière elles.

et nous n’allons nulle part, nulle part nous n’allons
nous enfonçant dans le même sommeil d’un bord du monde
à l’autre tous
tous nous roulons ainsi – je ne me réveille pas.

noyau central

par claire le 16 avril, 2013

J’ai quitté les abords de la ville
par un beau jour de neige
le froid crissait sous les pas et le froid
ralentissait tous les règnes vivants
l’eau était quand même libre sous la glace
les arbres faussement morts larges et penchés
sur elle et noirs, si noirs m’engageaient à me perdre entre eux.

j’ai quitté le bord et creusé dans la glace
un trou qui descendait vers le bas.
traversant la glace l’eau et la terre,
continuant vers le noyau
tandis que le froid m’oubliait, tout là-haut.

tout était noir
et l’intérieur même du globe de mes yeux
s’est rempli d’encre
poulpe central qui bat au coeur de toute chose.

Orientales (reprise)

par claire le 9 avril, 2013

1/ espace sans désir

j’étais satisfaite enfant, debout sur une jambe
le temps balançait sa corde oblongue du jour à la nuit,
tournait la grande corde et moi je sautais.
le jour chassait la nuit en se glissant dans les couloirs d’arbres
la pie s’abattait sur le toit, criaillant
et le vent couchait l’avoine brillante.

l’eau du robinet en filet immobile
comme une tige de verre
puis en réseau froid
en nappe sur la main,
giclant sur le muret.

2/ désir sans espace

Je m’imbriquerai – j’irai rejoindre
l’espace de derrière qui est si vide
noué aux branches : des bras entre les feuilles
teintes en noir par la nuit
des chants qui forment une résille
et s’enfoncent
dans l’écorce autour des arbres,
le monde des odeurs.

3/ désir sans matière

ils remontent la via ferrata
comme de jeunes arbres en bouquet s’écartent
moi je descends
entre les maisons, les jardins.

j’en vois deux autres
qui sont assises le long du mur à l’ombre :
une chevelure sombre
où brille un chouchou turquoise,
quatre jambes étendues.
j’entends ce que dit
l’enfant pâle
transpirante :
« je suis déjà sous la terre »

4/ sujet sans matière

Le vase bleu qu’on a cassé
en morceaux sur le sol.
un rêve de séduction :
l’homme prend dans la bouche
des cerises qui s’égouttent et s’approche.
(on pose la main sur sa poitrine
comme pour le tenir à distance).
c’est le soir dans la cour,
bien qu’en pleine ville, il n’y a aucun bruit à minuit
à part le vent qui remue
les feuilles dans l’acacia obscur
juste au-dessus de soi.

il est dangereux de se pencher au dehors

par claire le 9 avril, 2013

la vie de l’arrière-monde je la vois par moments
(penchée dans ce train, dormant la moitié du temps)
elle se tient invisible dans le paysage entre ses lignes superposées, ses caches, et apparaît,
intermittente :

au premier plan le talus aux buissons d’églantines, en jets épineux couleur de fer, mêlés d’herbes sèches aplaties par l’hiver
derrière lui un champ pointillé de vert sombre, de jeunes plants
et encore en arrière un bois de peupliers dont les troncs parallèles, les rameaux semblent définitivement immobiles
grillageant une ligne de montagnes brunes qui se détachent devant le ciel.
Elle a je crois un visage très large qui se cache presque derrière ses cheveux gris fer hérissés de buissons d’églantines – elle a de grands yeux ouverts aux iris pâles et chantonne au rythme des wagons. Sa bouche aux deux lèvres peu ourlées fait penser à une blessure dont le sang se serait tari, béant sur l’intérieur, et le chant monotone, amoureux, est presque inaudible.

cette vie m’apparaît dans des moments inoccupés, passifs.
quand je lis entre ces lignes de repos je la vois bien,
qui s’inscrit en lettres d’un alphabet minuscule, lié, courant…
et je revois ces manuscrits écrits au stylo bille au cours des années soixante, dessinant des vagues de couleurs multiples sur du papier d’écolier quadrillé, racontant des histoires qu’on n’écouterait pour rien au monde
de crainte de périr d’ennui, de sécher sur place, d’être happé par leur monde fou.

des heures sans début ni fin d’un travail patient, passionné, maladif, dessinant un paysage en mouvement, le double de celui que dévoile ce train, les riches heures de la vie d’arrière-plan.

dans ce livre où est peint l’hiver, elle a des racines terreuses et des branches qui leur ressemblent, symétriques inversions pour un pays indéfini où jamais je ne serai – car le train suit son trajet et va vers sa gare – bientôt il faudra passer à l’action.

alzheimer

par claire le 9 avril, 2013

Territoire latent
traits noirs.
la surface de l’eau, à Sète
avec ses piquets prolongés de reflets ondulants
la brume qui referme, enferme tout.
un jour de brouillard où les signes de ce qui allait se produire
étaient encore occultés
il y avait seulement ces traces de passages antérieurs :
des piquets, des pylônes
environnés du brouillage
d’une communication étrangère
et rien pour repérer le jour, l’heure qu’il est – ni soleil ni ombre.

L’année dernière il y eut là un grand orage, dans le ciel une étrange lueur rose et plombée
parcourue d’éclairs horizontaux,
comme des pieuvres de feu électrique.

Journal réel : lundi de Pâques (dont un rêve)

par claire le 1 avril, 2013

hier un film qui m’a donné un peu la nausée, censé être drôle, où le sexe est grotesque et « ludique », où la haine affleure derrière le ridicule appuyé des personnages, leur vide.

la nuit qui suit, dans un demi-sommeil, une image surgit : c’est une photo en noir et blanc qui a un titre, qui s’appelle « l’accident ». Une jeune fille est debout contre un camion, un morceau inconnu de la carrosserie est entré dans son œil, un autre lui a fracassé la hanche, ensanglantéee. Elle a un beau visage, à moitié détruit. Je vois l’arc de ses dents dans sa bouche entr’ouverte. Il n’y a plus de regard, l’autre œil semble fermé. Je me demande comment on pourrait lui refaire un visage digne d’être regardé, un visage dont elle puisse ne pas avoir honte. Mais dans mon brouillard somnolent je réalise peu à peu qu’elle est forcément morte, vu la gravité de ses blessures. Que le morceau de métal enfoncé dans son œil et celui entré à hauteur de hanche la font tenir ainsi debout. Peut-être est-elle descendue par erreur du trottoir au moment où arrivait le camion ? On dirait que cette photo fait partie d’une collection, elle a beaucoup attiré les gens, les regards, à cause de la beauté de la jeune fille. Je repense à la photo qui fascinait Bataille, celle de cette femme chinoise qu’on était en train d’écorcher vivante, dont il a dit je ne sais quelle absurdité complaisante et jouissive. La nausée augmente un peu, est-ce le repas d’hier ou ces représentations ? Le sommeil s’éloigne, j’émerge et je me lève. Il ne fait pas beau du tout, peu de lumière dehors.

Je marche sous la pluie qui vient tout juste de débuter, froide. De l’abri de mon parapluie je vois un homme d’une trentaine d’années, que j’avais déjà remarqué parmi les mendiants qui sillonnent la basse ville (ils sont nombreux par ici, à cause de ce lieu bizarrement nommé « Archaos » où on les accueille et les aide un peu). Il est assis sur des marches devant une porte d’entrée. Il porte un grand bonnet de laine vert kaki, il a les mains jointes, les bras posés sur les genoux. Il ne semble pas sentir la pluie qui coule sur ses mains, sur son visage presque caché, et sa barbe rousse. Le bonnet est attaché derrière la tête par un élastique. Il ne mendie pas, ne regarde rien. Je passe devant lui, j’ai envie de lui donner de l’argent et de lui dire de se mettre à l’abri mais je ne le fais pas. Je continue ma route entre les hauts murs gris pisseux couverts de tags, dans les pas mouillés de ma lâcheté et de mon impuissance. Bien sûr au retour il n’est plus là. C’est l’absence totale sur son visage qui m’a fait le remarquer. L’absence de demande.
Tout est laid aujourd’hui.

an

par claire le 26 mars, 2013

été

une cerise presque noire
tombée sur la terre
écrasée et ouverte sur son noyau

automne

en haut du bois, il y a un peu plus de lumière
en bas une tranchée de boue ocre.
tu cours dans les feuilles bruissantes
les branches tombées, cachées.

hiver

volutes de vapeur sortant des naseaux
et de la grande cage thoracique,
soufflant fort après ce galop pour soi-même
sur le pré blanc, glacé.

printemps

planer dans cette couleur verte
partout étendue :
depuis les champs jusqu’aux cimes
des grands arbres globuleux
sous le ciel entrouvert.

———————————————————————-

habiter dans les bois la nuit est une épreuve

l’opinel, ouvert et tranchant.
toi assis en tailleur sur la bâche sale.
les frondes du roncier
jaillissant
dans la lumière de la lampe de poche