la robe mauve et l’ange
par claire le 17 janvier, 2022
Je suis née en 1952, à Paris. Mes grands-parents paternels vivaient à Toulouse et je suis allée très souvent – en train – faire des séjours dans leur maison, située dans le quartier qu’on appelle maintenant « Les chalets », entre les boulevards et la gare Matabiau.
Mon père, fils unique, avait perdu brutalement sa mère à 8 ans, morte d’une septicémie. La mère et la sœur célibataire de mon grand-père sont alors venues vivre chez lui. Puis mon grand-père s’est remarié quelques années plus tard avec une jeune femme de 35 ans, fille d’officier, qui s’est très bien entendue avec mon père, mais a dû avoir quelques difficultés à faire sa place dans cette demeure. Peut-être est-ce pour affirmer sa présence qu’elle a investi l’argent qu’elle possédait personnellement pour meubler et décorer son nouveau domicile, dans les années 30.
Je précise cela, car lorsque nous y venions en vacances, presque rien n’avait bougé depuis cette époque — à part le décès de la vieille dame et le départ de notre grand-tante Marie-Thérèse, grande voyageuse. Les beaux meubles, les rideaux de peluche, le salon Louis XV et les armoires sombres, les livres reliés, tout était comme immobile. J’adorais le décor art nouveau, les papiers peints étonnants, le serpent sinueux sur le cadre de la grande glace de la salle à manger…
Le grenier était un monde à part, dévolu aux expériences de mon grand-père : reliure, photographie, peinture sur porcelaine, et aux objets qu’on avait rangés là, aux collections de journaux attachées d’une ficelle, aux sabres de notre ancêtre le général d’empire. J’ai compris progressivement que la famille avait été aisée, vivant des revenus de plusieurs fermes, mais que cette aisance s’était peu à peu évanouie, contraignant mon grand-père à un emploi de dessinateur à la SNCF. Sa retraite devait être assez mince. Mais nous les enfants, nous ne savions rien de tout cela. La maison n’était pas très grande, ils en avaient loué deux pièces au rez-de-chaussée, et du haut du balcon on donnait sur un jardin en fouillis, où on n’avait pas le droit d’aller.
Ma « grand-mère » (on connaissait bien l’histoire, mais on l’appelait quand même « Mémé », et mon père et ma mère l’appelaient « Tatie ») n’avait pas pu avoir d’enfants et quand nous sommes nés, mon frère, mes deux sœurs et moi, elle a été une grand-mère pleine d’affection, d’humour et d’indulgence.
Elle et ma grand-tante Marie Thérèse avaient été des jeunes femmes coquettes et élégantes, les tiroirs de la maison étaient encore pleins d’objets oubliés, et je les fouillais pendant des après-midis entières : peignes, rouges à lèvres noircis, perles de jais, éventails, écharpes. Tout cela très fripé et ancien, très mystérieux à mes yeux, car on avait le sentiment que ces tiroirs n’avaient pas été ouverts depuis plusieurs décennies.
La robe mauve que me donnait ma grand-mère pour me déguiser était une robe de mousseline transparente, déjà bien déchirée, mais couverte de petites perles cousues finement, en longues lignes verticales, comme on le faisait dans les « années folles ». Robe de bal de ma grand-mère, qui l’avait donc gardée, et qui nous la donnait gentiment pour jouer les princesses. Mon souvenir c’est que je laissais un sillage de perles derrière moi, qu’elle devait balayer sur le « ballatum » râpé de la salle de séjour après mon passage. J’allais m’asseoir sous la lourde table Henri II, qui avait comme deux petits bancs entrecroisés entre les pieds, et c’était comme une maison.
J’ai choisi de parler de cette robe parce qu’elle incarne, je crois, toutes les émotions que me procurait cette maison, mais aussi parce qu’elle symbolise pour moi le lien que j’avais avec ma grand-mère, mon grand-père et ma grand-tante (qui habitait pas très loin, près de Saint Sernin).
Ces personnes âgées représentaient pour moi un passé lointain — il y avait eu la guerre entre les deux époques, et elles continuaient à vivre dans ce décor, sans rien déranger, leur vie quotidienne pourtant bien installée dans les années cinquante. Le passé était beau et un peu flétri, riche d’objets choisis autrefois avec soin, mais auxquels on ne prêtait pas tellement attention : on allait au marché sur les boulevards, on faisait la cuisine, on regardait la télévision, on partait à la campagne, on achetait un petit tas de sable pour que nous puissions jouer sur le perron. Nous étions libres d’aller fouiller pendant des heures au grenier dans les jouets de mon père, les magazines des Pieds Nickelés, et même les déguisements de mon grand-oncle (le roi Saint Louis) et de ma grand-tante (le Petit Chaperon rouge, avec ses souliers de satin à talons et ses bas brodés). Tout avait été conservé, mais tout était livré à nos mains d’enfants sans précaution spéciale, et je ne me souviens pas qu’on nous ait jamais reproché d’avoir abîmé quelque chose. J’imagine que l’apparition de notre enfance dans cette vieille maison refermée sur son passé avait été pour eux une telle joie qu’ils nous donnaient tout sans chercher à « conserver » encore.
Une autre objet que j’aimais particulièrement dans la maison, que je ne touchais que rarement et avec précaution, c’était un petit bibelot en porcelaine, une coupelle sur le bord de laquelle était assise une bergère, avec un pierrot debout à côté d’elle. Dans la coupelle, ma grand-mère laissait un bâton de parfum solide (je n’ai jamais vu cela ailleurs). Le parfum s’appelle « Canoé », il existe toujours, et j’en ai un flacon dans ma salle de bain. Ce parfum flottait doucement dans la grande chambre aux plafonds hauts, aux volets entrebâillés pour limiter la chaleur de l’été, et il me rappelle toujours ma grand-mère, longue dame un peu penchée à la voix douce. Elle avait tant d’humour qu’elle avait eu une crise de fou rire quand mon frère avait renversé le bol du mixer d’épinards sur ses beaux vêtements du dimanche. Elle savait aussi nous faire rêver : dans la poubelle de la cuisine vivait une petite famille invisible, qu’on devait nourrir tous les jours avec du marc de café.
Il me semble que les enfants ont une perception du passé de leur famille et que cela passe par la transmission des objets, la façon dont les adultes les leur présentent. Le passé un peu « riche » de ma famille, nous en avons profité de la façon la plus belle : comme d’un rêve ancien dont il n’y a aucun orgueil à retirer, une beauté porteuse de temps et d’histoire, des objets de dons entre les générations.
Un dernier objet que j’ai chez moi c’est le petit ange de céramique parsemé de dorures qui accueillait chaque année le brin de buis béni de la fête des rameaux, au-dessus du lit de mes grands-parents. Et c’est ma petite-fille qui l’a remarqué dans l’endroit où je l’avais entreposé : « J’ai vu quelque chose de magnifique », m’a-t-elle dit du haut de ses 5 ans. Du coup, je l’ai installé bien en vue dans le couloir.
En y réfléchissant, je me demande un peu ce que cet ange pourrait signifier comme transmission de ma part : bien qu’ayant dès quinze ans et définitivement rejeté la religion, ne suis-je pas tentée quand même de témoigner auprès de mes petits-enfants de ce qu’elle a été pour moi dans mon enfance catholique. Célébrations qui revenaient chaque année, cérémonies, récits, images, culture, émotions, un « ailleurs » ?
matrice
par claire le 17 janvier, 2022
Je vais te faire comme mon père : le nez surtout, mais aussi les deux plis profonds de chaque côté : du nez à la commissure des lèvres. Et les cheveux lissés en arrière, avec deux golfes profonds.
Je vais te faire comme lui, mais je sais déjà que tu seras différent, parce que je l’ai presque oublié, parce qu’il n’existe plus…enfin on ne peut plus le voir, le toucher – alors que tu sera là dans ma main, dans toute la solide dureté de ton bois. Objet, objet que je pourrai jeter, brûler, objet qui existe.
Mes gestes sont précautionneux, la pression du ciseau, de la gouge, je les dirige de mon mieux. Je ne suis pas si attentif au résultat, mon geste est une invocation, mon esprit est parti à sa recherche, je rêve.
Peu importe ce que tu montreras finalement de ma mémoire défaillante, de la nature des morts si inaccessible. Tu témoigneras toujours de ce moment particulier où j’ai essayé de faire mon père, où j’ai convoqué dans l’épaisseur du passé ses innombrables visages, presque effacés.
fleuve, haies
par claire le 17 janvier, 2022
C’est comme si je soulevais l’horizon, par mon avancée, mais avec une tendance à l’oubli immédiat de ce que je dépasse…non , c’est comme si l’horizon n’était pas de sa propre couleur, de la couleur du ciel au dessus de la route. C’est comme s’il était exténué, se levait, se levait, sans qu’aucun lieu n’habite encore derrière son dévoilement – inutile.
Je vais, voici plusieurs heures déjà que je m’enfonce dans cet horizon vague. De chaque côté, je le vois bien, il y a des paysages, qui s’enfuient, se dilatent, pourraient être déchiffrés, où on pourrait s’arrêter. Je m’enfonce entre eux, dans la différence qu’ils manifestent : d’un côté une grande plaine hachée de haies, qui semble par endroits fraîchement labourée (on est en octobre). De l’autre les bords du fleuve s’étirent, rendus flous par ma vitesse. Je vais vite, laissant derrière moi quelque chose qui s’était refermé depuis des années, à quoi je ne pense plus. Seul l’épuisement de cet horizon témoigne encore de ce que je fuis. Bientôt, l’horizon s’ouvrira, je regarderai d’un côté l’éclat du fleuve, de l’autre les oiseaux survolant les haies, et je saluerai la tombée du jour, le soir.
mémoire noire
par claire le 17 janvier, 2022
Dormir. Depuis quelques années, dormir ou ne pas dormir n’était pas si séparé, il y a avait des entre-deux, de longues flottaisons. Etre allongé dans le noir absolu était devenu une condition nécessaire pour glisser lentement, comme de côté, dans l’eau trouble du sommeil et y disparaître. La moindre source lumineuse, celle par exemple de ces petits veilleurs rouges qu’on ne peut éteindre sur le téléviseur des chambres d’hôtel, gênait le glissement. On jetait un vêtement et l’oeil rouge disparaissait. Présences muettes, à demi-vivantes, les appareils électroniques semblaient les sentinelles d’un monde où l’on ne dort jamais, ne devrait jamais dormir. Les héroïques petites présences électroniques, prêtes à s’éclairer en pleine noirceur d’une vague lueur spectrale, nous rappelant qu’ailleurs, d’autres ne dorment pas, pourraient tenter un contact. Alors ils fallait les enfouir, les aveugler, les réduire au noir
A cette condition s’installait un autre monde, obscur et primitif, vieux comme l’origine, comme ce qui entourait le sommeil de nos ancêtres quand ils s’enfonçaient dans leurs grottes, fuyant l’éclat des étoiles, des dernières braises.
C’est l’ancienneté de l’obscurité, sa parfaite similitude avec celle que nous connaissons depuis l’enfance, qui aide à dormir. Le noir inchangé, que nous avons appris à ne plus craindre, avons même appris à aimer, refuge sans limite et clos à la fois, ne demandant rien, silencieux.
Dans cette immobilité, enfin libres, nous avons pu – d’aussi loin que porte la mémoire – laisser venir les images internes des rêves, floues et vectrices, nous avons même pu cesser d’exister, sans crainte.
hortillons, hortillonnes
par claire le 22 septembre, 2021
Près d’Amiens, à l’est de la ville, le long du lit de la Somme, s’étend une vaste zone faite d’étangs, de canaux, de parcelles cultivées, de jardins d’agrément. Cela s’appelle « les hortillonnages », l’origine latine du nom (hortus = jardin) renvoyant bien à son histoire, puisque le creusement des canaux remonte à l’époque gallo-romaine. Les gens qui les cultivent s’appellent les « hortillons – hortillonnes » et ils ont pendant des millénaires ravitaillé Amiens en légumes qu’ils amenaient en bateau à deux pas de la cathédrale, sur le quai, au « marché sur l’eau ».
Même si cette activité a pas mal diminué, tout cela reste bien vivant et la qualité remarquable des légumes poussant dans cette terre alluviale, sombre et légère, arrosés « par en dessous », leur garantit une clientèle fidèle. Les jardins de loisir ont pris la première place, très fleuris et décorés, ou bien plus sauvages, avec presque toujours un petit bungalow.
Quand je suis arrivée à Amiens, en 85, j’ai visité plusieurs fois en barque ce lieu, mais c’est 10 ans plus tard, quand le désir d’avoir un vrai jardin est devenu presque obsessionnel, que nous avons commencé à chercher, avec l’aide de l’Amicale des Hortillonnages qui centralisait les annonces. La quête fut longue, avec des déceptions de dernière minute, mais finalement nous avons pu acquérir un terrain parfait, portant une petite maison verte à un étage, sans eau ni éléctricité, construite entièrement par un ancien menuisier, qui avait amené en barque parpaing après parpaing.
Il était mort depuis plusieurs années quand nous avons acheté le terrain, certains héritiers s’étaient fait tirer l’oreille et pendant 6 mois nous avions les clefs, la barque, mais aucune certitude. Ces six mois d’hiver ont été comme une initiation : apprendre à manoeuvrer la barque avec une seule longue rame, explorer les alentours, et défricher défricher défricher. Les ronces étaient comme des dragons endormis, de dix mètres de long, la partie la plus éloignée était en cours de transformation en une jeune forêt, et je n’ai pu en découvrir l’extrémité qu’après plusieurs mois. Dans la maison, extrêmement saine malgré la situation, tous les outils étaient restés là, souvent brisés, rouillés, et les bottes et les bleus de travail du vieil homme, de vieux mégots, la grande table qu’il avait construite. Un bric-à-brac impressionnant où on pouvait trouver de quoi pêcher, semer, tailler. J’utilisais avec respect tout cela (sauf les bottes ! ). J’y allais souvent seule avec mon chien, quelque soit le temps ou presque, et mes satisfactions ont été très riches, mes déconvenues aussi. La partie était inégale entre la puissance de cette nature et mes efforts et mon temps, mais j’en avais pris mon parti, et je me sentais comme une invitée dans ce territoire si libre. En hiver j’avais le sentiment d’ être au bout du monde, alors qu’on entendait distinctement ferrailler les trains dans la gare d’Amiens et qu’on pouvait deviner la flèche de la cathédrale sur le trajet de retour.
La vie avance : à moment donné j’avais moins de temps libre, les enfants étaient partis, la poussée des plantes sauvages était devenue trop forte pour le temps que je pouvais trouver. Il fallait bien regarder les choses en face, alors nous avons décidé de vendre. J’en parle à un ami qui connaissait l’endroit et peu après il me rappelle. Nous avons organisé la visite, avec sa femme et ses deux fils, et le soir même c’était décidé !
J’en parle aujourd’hui parce que chaque fois que je reviens à Amiens, ils organisent un pique-nique avec tous nos amis communs et je retrouve la barque, les canaux, les poules d’eau, les arbres immenses, les orties et les fleurs. C’est ce que nous avons fait dimanche dernier, dans la plus belle journée de soleil qu’on pouvait rêver. Le jardin est merveilleusement cultivé, chacun avait rivalisé de créativité dans les salades et pâtés, et on est rentrés presque à la nuit tombée, dans le silence de l’eau calme, escortés par une nombreuse famille de cygnes.
La vie avance, on quitte des choses qu’on aimait, mais aussi souvent elle nous invite à de petits voyages de retour, et alors on est très heureux, surtout avec des amis.
Si vous voulez voir le terrain et cette petite maison verte au toit rouge, il faut aller à Amiens, monter dans une des barques électriques qui conduisent les touristes doucement entre les canaux. Et à moment donné, dans le rieu d’Orange (chaque canal/rieu porte un nom), si vous regardez bien à gauche vous la verrez. Mon chien aimait beaucoup se poster sur le bord au passage des barques, car il avait droit à des compliments : « oh le beau chien ! »…et une fois un petit garçon qui avait bien écouté le guide s’est écrié en me voyant bêcher : « tiens, une hortillonne! ».
Mais je n’y suis plus !
matin
par claire le 22 septembre, 2021
quand le serpent se dresse devant la vitre
entre par la fenêtre
l’intérieur de la chambre change – dans le début de l’aube.
le lit est vertical
le vernis à ongles se répand sur le sol
alors les murs brunissent comme une
grotte
tout est enfermé dans l’immobilité
du lieu qu’on connaît
réverbérations de l’air
contre les murs.
plus tard
on est assis sur le lit qui a repris sa place
la fenêtre est vide
les murs s’éveillent
on est bien seul.
focale (21)
par claire le 31 août, 2021
1
L’enfant flou derrière, en tablier, appuyé à la porte
L’homme devant, le reflet qui aveugle le verre droit de ses petites lunettes rondes lui donne une allure de monstre mythologique, avec son visage si assuré, narines, mâchoires, casquettes.
La barrière peinte de cercles, l’ébauche d’un 7, on voit que le taureau n’est pas encore là.
C’est l’enfant flou qui est le plus présent, d’une certaine manière,
comme est présent ce qu’on ne perçoit pas directement. Il semble pourtant absent à lui-même, la tête un peu penchée, comme font les enfants qui attendent, se font oublier, au second plan de la vie des adultes.
On est en Espagne dans une plaza de toros. La guerre n’est pas encore là, elle n’éclatera que dans trois ans.
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2
Deux sortes de présences dans cette image.
Au premier plan, celle d’un visage masculin encadré dans le rectangle d’une ouverture. Presque taurin, narines ouvertes, moustache lourde, Poliphème autant que Minotaure car un reflet de lumière aveugle le verre droit de ses petites lunettes rondes, il regarde de côté, attentif et maussade.
Au fond, rêvant, très flou, un enfant tient embrassé le battant d’une porte. Comme la présence de l’âge adulte, la présence de l’enfance.
On est dans une arène, un jeu virtuose de figures géométriques donne à la scène quelque chose de mythique, d’abstrait. Pourtant ces cercles concentriques ont été peints, ces rectangles ont été découpés dans le bois des portes et des barrières, le chiffre 7 qu’on devine a été inscrit à la peinture noire. On est dans un interlude, entre deux mises à mort le vieux spectacle est à l’arrêt.
Pour moi qui lis la légende : « Arènes de Valence, 1933 » une autre image se superpose : le tableau de Picasso, « Guernica ».
Dans ce moment capté, dans cette scène vue au cours d’un voyage, dans ces deux personnages et ce qui les rassemble, comme une intuition et la figuration de ce qui allait suivre, pour ce pays.
Nous qui savons ce qui arrivera, nous voyons dans le visage sanguin de l’homme, son air méfiant et autoritaire à la fois, comme un calque vague, comme un prémisse du taureau qui mugit au premier plan de « Guernica ».
corpus
par claire le 25 novembre, 2020
Près de Marseille il y a le C.I.R.V.A. (Centre international du verre et des arts plastiques).
Une équipe de verriers travaille là, des verriers qui sont allés se former dans tous les endroits où se pratique l’art du verre. Les artistes viennent à leur tour du monde entier pour un travail en commun qui dure parfois des semaines ou des mois. Ils habitent sur place, tout le monde prend ses repas ensemble et c’est ainsi que s’élabore l’œuvre, les idées des artistes rencontrant la technique des artisans, leur expérience, leur souffle, leurs gestes, les contraintes du matériau. Il y a ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, il y a le poids de la pâte de verre, il y a les nombreuses fois où le verre casse, il y a la brûlante bouche du four, l’idée qui se modifie, la couleur, les transparences et les opacités, le tout petit et le monumental. Lors de l’exposition qui s’y est tenue, on voyait une vidéo qui parlait de tout cela, montrait le travail en train de se faire. Je me souviens de cette sculpture en verre pour laquelle deux verriers tenaient chacun à bout de canne une énorme boule de verre liquide et, face à face, après un mouvement de balancement, les agrégeaient l’une à l’autre. Et ainsi plusieurs fois. On voyait l’œuvre finale, sa beauté hasardeuse et coalescente. J’ai repensé à ce que je disais en plaisantant d’un jeune peintre qui « peint vraiment », sur la toile ou le papier, avec un long pinceau : qu’il avait de belles épaules. Les maîtres verriers ont de belles épaules, et un thorax bien développé. Les artistes ont de beaux yeux, forcément. On donnerait cher pour vivre quelques semaines de ce genre de travail commun. Je pense toujours au « duende » cher à Lorca quand plusieurs personnes créent ensemble.
avec dix mots imposés
par claire le 24 novembre, 2020
mot d’automne
le mot que j’emploie est hérité
du temps passé
des choses si souvent redites
s’il a duré c’est qu’il le méritait
touchant d’un doigt la réalité
désirée, la prenant dans sa petite pogne
aussi servant à l’éviter.
comme une bulle autour d’elle je l’étirais
parfois et puis le laissais dériver
jusqu’au grand marais des idées
où il s’échouait dans les roselières.
et là
il restera en attente
vieille pomme très ridée
continuant à concentrer son sucre.
tout ce qui en lui médisait
se dépose dans la vase.
seul reste ce qu’il saisissait
chaque fois que je l’employais
dans mon enfance.
*******
Nord
Par un bizarre phénomène, du fond du tableau remonte une pellicule bleue, comme un vernis qui se craquelle en séchant. Il regarde le virage : solvants, couleurs, ce petit miracle qu’il ne dirige pas du tout.
Il y a quelques années il aurait cherché à tout reprendre, à bannir le hasard chimique, à revenir à son projet, mais là il le constate seulement. Il regarde ses mains pendant qu’il les nettoie avec soin mais sans succès, lève les yeux vers la grande verrière, orientée au nord, avec la merveille du jardin derrière, dépouillé dans le silence d’hiver. Sa fatigue baigne dans le blanc, il jette dans la poubelle les chiffons souillés. Sur la petite table constellée de taches, dans un coin de la pièce, l’attend le pain, la boîte de camembert entamée, le couteau. Sur l’étiquette on a représenté une vache, aux larges yeux tournés vers lui. Elle a une petite étincelle d’or sur le front. Il pense à la personne qui a fait cette image.
*******
stabat mater
Mort des morts si petits et lancés dans le fond
du ciel immortel, et nageant sur le dos
– sur l’huile miroitante de la mer Morte.
Mortels, mortelles, jetés comme dés
sur le mortel tapis des dieux lassés.
Si petits si passés si lointains et perdus par leurs mères
et mortes elles aussi d’avoir attendu sans revivre
la mortelle joie qu’ils tenaient dans leurs mains
désormais petite sèche et belle
comme fleur immortelle.
******
oligarchies
petit terrien dans ton cabinet
de curiosités c’est kekchose
l’enfance a laissé filer
le chien wouaff et les madeleines
maintenant tu collectionnes
les nombres et chiffres-providence
le lubrifiant pour avaler les couleuvres
la lysopaïne après pour calmer la gorge.
la foudre qui te faisait peur
menaçait l’arbre du jardin
elle s’appelle maintenant urssaf
caf, ameli (sans e), et brandit
sa menace tellurique
de disparition individuelle
de petit glissement de terrain perso.
le temps
par claire le 11 juin, 2020
II
attendre que quelqu’un meure
au loin
quelqu’un qui est votre mère
et ne ressemble plus en rien
à ce qu’elle fut.
qui n’ouvre plus les yeux ne parle plus
déjà presque semblable à ce corps qu’elle sera
juste avant de s’effacer
à jamais de nos regards.
c’est tellement étrange
on n’arrive pas à penser.
le passé est derrière chaque minute
comme un fantôme tenu à distance
et le présent est comme un seuil – un seuil prolongé, fatigant.
on attend le point de rupture
l’appel téléphonique
trou où la vie disparaît.