Claire Ceira

aller dans

par claire le 3 janvier, 2014

aller dans toutes les villes du monde, les faubourgs et les petites impasses grimpant à l’assaut des collines, escaliers, rampes de fer poli par l’usage, aller dans les boulangeries de villages, suivre des rives lissées de vase, boire l’eau des grandes métropoles – aller là où tu fus.

regarder le crépuscule, sur des parkings où les néons s’allument, tracés d’emplacements presque effacés, ou dans les parkings souterrains flambant neufs, entendre chuinter les roues sur le sol, regarder dans les rues d’un faubourg l’orange glacé des lampadaires, sentir le froid s’insinuer dans ses manches en sortant d’un métro, au printemps – aller dans tous les immeubles que tu habitas.
voir toutes les chambres où tu t’es endormi, depuis le seuil.

repenser à un film après quelques jours, au visage du petit garçon japonais, ses yeux comme des virgules noires, impassibles ou noyées, comprendre d’autres pensées, sans rien en dire, replonger dans des traces écrites du passé, les émotions qui le construisent – penser à qui vous a oublié.

après-midi (reprise)

par claire le 3 janvier, 2014

tu t’en vas dans l’intervalle
où vivent les faunes
bruns, assoiffés
chevelures mêlées de terre
flûtes désaccordées.

tu vois leurs yeux presque fermés,
leurs grands corps au repos dans les arbres
attention toujours dardée
vers le bruit des feuilles et des herbes
semi-sourires.

tu sens comme ils te comprennent
– frères de lait –
accorde-leur, tigrés d’ombre
toute une après-midi d’été
laisse-toi toucher.

Vois, depuis ta solitude
la longueur de leurs trajets.

et quand ils s’endorment dans l’herbe
les mouvements nés de leurs rêves
flottant sur leurs corps repliés.

la simplicité (une histoire)

par claire le 1 janvier, 2014

Le roi naquit dans une maison de pierres, basse, construite à la limite entre les prairies (alors trempées par les pluies d’automne) et les premiers sapins. Son père était mort deux mois plus tôt, et la jeune reine, sa mère de seize ans, le mit au monde cette nuit-là sur le sol devant le feu, sur de grandes fourrures de chèvre, assistée seulement de sa propre nourrice. Les deux femmes avaient chevauché, lentement du fait de l’état de la mère, la nuit précédente. Elles avaient pris la route dès que le terme fut assez proche pour ne pas mettre l’enfant en danger.
C’était donc un fils et sa mère se félicita des décisions qu’elle avait prises. La nourrice alla laver les longues fourrures dans l’eau du torrent qui coulait tout près. L’eau emporta le sang et tous les fluides de la naissance. L’enfant était couché près de sa mère dans un lit chaud, buvant son lait. Tout irait bien.

On est parties comme des voleuses, voilées, par les escaliers et les couloirs de derrière, elle ma colombe si pâlie de ce fardeau qu’elle portait, ce ventre comme un bulbe autour duquel elle paraissait presque s’enrouler. Je lui donnais la main tout le temps de crainte qu’elle tombe dans les ruelles obscures et on est arrivées à l’endroit où se trouvaient les chevaux. On est sorties de la ville juste avant que la grande porte se ferme pour la nuit. Elle ne parle presque plus depuis qu’on l’a ramené mort, lui. Elle parle seulement pour les choses nécessaires, ne rit plus jamais. Elle chevauchait devant moi sans faire aucune halte, sur la route qui va vers les montagnes, n’hésitant pas aux embranchements. Il y avait de la lune, heureusement, les chevaux n’avaient pas de mal à avancer. Je ne sais plus bien de quoi elle est faite, elle a tellement changé depuis la cérémonie des noces, ma petite fille a disparu, changée en reine. Elle ne regardait plus que lui avec ses épaules presque trop larges ; ils parlaient sans cesse, de choses royales, sombres et compliquées. Des gens qui les entouraient, d’argent et de soldats, de mensonges. Elle parle sa langue presque sans accent. J’étais contente de voir comme ils se comprenaient bien. Il faut dire qu’elle a été élevée dans ces questions-là, bien élevée.
D’une certaine façon je n’avais pas peur, parce qu’elle n’hésite pas. Elle n’a plus jamais hésité depuis sa mort. Tous ces préparatifs, tout ce qu’elle m’a expliqué et ces gens que j’ai envoyés faire ce qu’elle avait dit. C’était un secret, j’aime les secrets parce que c’est important.
Je n’ai même pas eu peur de la naissance, la voir ahaner et pousser comme si elle avait fait ça toute sa vie. Et je savais les gestes, la couleur du petit crâne qu’on voit paraitre d’abord, le petit menton à dégager de la chair, le corps qui glisse dehors tout d’un coup comme un poisson. Elle était bien tranquille après, et soudain je l’ai vue rire quand il s’est mis à boire. Je priais par principe, mais je n’avais pas peur.
Comme l’eau du torrent était froide, dans le début de ce jour…..je regardais se colorer les remous, et les longs poils blancs qui bougeaient dans l’eau transparente, et j’ai étalé les peaux sur l’herbe avant de les rejoindre dans la maison. Ils dormaient tous les deux, la mère et l’enfant, alors je suis allée dormir aussi.

Le surlendemain le jeune oncle du roi, le dernier frère de sa mère, les rejoignit. Il avait traversé seul à cheval la mince chaîne de montagnes qui séparait les deux pays, par des cols encore libres de neige. C’était la fin de l’automne, les mélèzes étaient roux, la neige dessinait une ligne horizontale sur le flanc des monts autour d’eux, sous le ciel gris.
Tout ce qui est nécessaire à la vie avait été prévu et préparé dans la longue maison à demi-enfoncée dans la terre, au toit de lauzes grises. Le bois à l’arrière, les provisions au cellier. Le jeune homme (ils étaient tous deux de sang royal, sa sœur et lui) considéra avec étonnement le petit visage encore éraflé et rouge, les minuscules poings et les yeux serrés dans le sommeil. Il résolut de rester, sachant que leur frère aîné serait plutôt satisfait de sa disparition.
La reine avait confié la régence quelques semaines plus tôt à un homme dont l’appétit de pouvoir était modéré et les décisions bien pesées, et que son époux consultait dans les moments difficiles. Elle lui avait fait promettre d’empêcher toute recherche, et de n’engager le pays dans aucune guerre à moins d’un danger immédiat. Elle voulait tenir l’enfant à l’abri des lieux de pouvoirs et de luttes, de l’éclat de son origine.
Ils passèrent quatre années complètes dans cet endroit retiré et calme. De temps en temps un colporteur ou un berger passaient à proximité, on lui parlait peu. Au village proche, où ils allaient parfois faire le tour du marché, la nourrice répandit l’idée, assez proche de la vérité, que sa maîtresse était une jeune veuve qui avait dû fuir les rancœurs de sa belle- famille. L’évidente ressemblance de l’oncle et de la mère évitait toute ambiguïté, tout racontar. L’enfant apprit à marcher sur l’herbe irrégulière des prairies, but l’eau du torrent et regarda chaque jour sa mère construire le feu. Il y avait un petit verger derrière la maison, le gibier parfois tué par son oncle, le lait des brebis et leur fromage. Rien ne manquait, ni sensation, ni odeur, ni nourriture, ni chant.

C’est un drôle d’enfant ce petit roi. Il a mis longtemps à marcher tellement il aimait regarder et écouter, assis sur son derrière dans l’herbe ou au coin du feu. Il a les yeux brun-verts du roi, un peu étirés vers les tempes, et un corps plutôt trapu, solide. Il est presque roux, comme elle, et comme elle il a toujours l’air de savoir comment faire les choses. Il me demande tout le temps de lui raconter des histoires, celles qui font peur et où il y a un orphelin lui plaisent le plus. Il veut savoir aussi comment les animaux vivent, comment on fabrique les objets. Il a toujours aimé se battre avec son oncle, pour rire, et le voir tuer l’intéresse, alors souvent ils partent ensemble à la chasse. Mais c’est un gentil garçon aussi, il aime aider. C’est un enfant comme tous les autres.


Au bout de quatre ans, lassés de cette solitude, ils achetèrent une maison dans le bourg voisin et y emménagèrent. L’enfant parlait deux langues, celle de son pays natal (de son royaume), et celle de l’autre côté des montagnes, la langue maternelle de sa mère et de son oncle.
Il apprit encore beaucoup de choses, dont bon nombre furent transmises par les enfants qui étaient ses voisins, avec lesquels il jouait librement. Sa mère ne lui avait jamais caché le secret de sa naissance, son titre, mais plus comme une charge qu’il faudrait un jour assumer que comme une gloire. Elle lui raconta beaucoup de choses à propos des deux pays, de son père, de ses grands-parents. Il garda sans problème le silence sur ces faits, promis à être un jour publics, soucieux surtout de ne pas différer de ses compagnons de jeux. La reine lui apprit à lire et à écrire, son oncle à chasser, la nourrice à craindre et aimer ce qui ne se voit pas.
La jeune veuve s’abstint de donner le moindre signe d’encouragement à l’homme qui à moment donné passait souvent sous ses fenêtres, levant le visage, et il se lassa. Elle avait toujours su à quoi elle s’engageait, autrefois, en acceptant l’union qui lui avait été proposée.

Je sais bien qu’il faudra partir, mais ça ne me plaît pas. J’aime mieux vivre ici qu’au château, où j’étais perdue. Ici je connais tout le monde maintenant, je suis à l’aise avec les mensonges si anciens qu’on a faits, je n’arrive plus à croire tout à fait à ce qui est vrai. Ce garçon n’est pas un roi, il ne l’a jamais été, c’est un garçon de village, il court dehors tout le temps, joue à leurs jeux, travaille comme eux. À part sa mère qui lui raconte, encore et encore, lui parle de son pays à elle, de sa famille jusqu’à la nuit des temps. Lui parle de son père, les ennemis, les pièges, les frontières, l’histoire. Il l’écoute sans rien dire, pose des questions seulement. À part son oncle qui l’emmène dans les bois avec des armes que jamais un garçon de village n’a eues en main. Si je pouvais je lui dirais de ne pas croire à tout ça, de vivre une bonne vie ici. Mais il me regarderait avec ces yeux qu’il a quelquefois, froids comme l’eau.

À la fin de la quinzième année, ils vendirent tout ce qui ne pouvait être emporté, fermèrent les deux maisons et repartirent tous les quatre, suivis d’une charrette bâchée qui contenait ce qu’ils aimaient. Ils atteignirent la ville puis le palais royal en fin d’après-midi. Ils savaient que le régent était mort deux ans plus tôt, qu’une lutte pour le pouvoir avait eu lieu ensuite et qu’un des nobles dont l’armée était encore rassemblée avait pris le dessus. La reine le connaissait, elle le savait sans scrupule et craignait ce qui allait advenir. Mais il était temps désormais de présenter le jeune roi à son peuple, de le confronter à son rôle.
Les gardes les conduisirent dans la cour intérieure, prirent les chevaux, les menèrent à la grande salle où le comte, le nouveau régent examinait des documents. Il ne tenta pas de contester leur identité.
On leur donna accès bientôt aux appartement royaux, qui étaient restés inutilisés si longtemps. La reine retrouva sa grande chambre, fit ranger ses simples vêtements, les objets qu’elle avait emportés. La nourrice retrouva également sa chambre toute proche, le paysage qu’on voyait depuis la fenêtre, le banc où elle restait souvent assise autrefois. En se penchant elle vit deux silhouettes qui descendaient côte à côte vers les jardins. L’une d’elles, encore frêle, était celle du jeune roi, l’autre, puissante et lourdement vêtue, celle du comte. Elle alla aussitôt prévenir la reine.

On est repris tout de suite dans ce que je sentais depuis le début du mariage, le mal qui accompagne toujours les rois, partout où ils vont. On n’a jamais bien su de quoi il était mort finalement, celui qu’on a ramené à sa jeune femme, couvert de sang, sur un brancard improvisé. Un tronc incliné qu’on voit trop tard, heurté au grand galop ? Pourquoi avait-il l’habitude aussi de ces chevauchées solitaires dans les bois, quand il semblait si fatigué d’être roi, excédé de tout ? Il n’y avait plus trace de fatigue sur son visage blanc et mat comme la craie, ouvert en deux, quand on l’a eu lavé, plus trace de rien. Il avait fallu deux heures de recherches pour le retrouver. Elle était debout à côté du mort, lèvres fermées, mains soutenant son ventre lourd déjà. Elle m’a fait peur. J’ai la même peur maintenant, qui me serre la poitrine entière, les mâchoires, me tire les cheveux…..je ne vois plus rien autour de moi, je ne vois que ce début de chemin où ils ont disparu, les uns après les autres.

Le soir tombait sur le jardin, une lumière presque verte baignait les allées bordées de buissons. Elle cherchait son fils, descendait les terrasses, suivant le chemin où on les avait vus disparaître. Elle le trouva au tournant d’un escalier de pierre et de terre, debout et immobile, seul.
À ses pieds gisait un amas d’étoffes riches dont le désordre la choqua, fugacement. Elle aperçut au milieu d’elles une forte touffe de cheveux, et puis la tache d’un grenat épais qui s’élargissait tout autour, commençait à descendre la faible pente. L’adolescent essuyait le poignard qu’il allait ranger dans sa gaine….. il le considéra et, croisant son propre regard dans le reflet du métal luisant, dit pensivement à sa mère : « Voilà, je crois que je suis vraiment roi ».

Eaux

par claire le 1 janvier, 2014

Ruisseaux courbés sur l’arc des pierres
ondes claires mères des doigts
que nous leur confions rivières
vous qui nous appelez toujours
où que nous soyons.

Épuisés encore debout changeants
nous rêvons de nous allonger
entre les feuillets de vos fluides
de livrer nos cheveux nos cous
à votre vérité subtile
à votre éternelle passion

de dériver enfin en vous
si lentement
vers l’estuaire.

nuages et arbres

par claire le 18 décembre, 2013

C’est comme le haut des arbres en automne,
le bas du ciel le soir
beau
fugace et lent.
Une variation que toujours déroule
devant nos yeux le temps.
Tu sais que ça continuera encore
et toujours d’heure en heure
de siècle en siècle le vent
creuse ses variables entre les nuages, les rameaux lourds et sans nom.

Tu aimerais pouvoir laisser derrière toi tes yeux
comme deux petites billes transpercées de noir
deux petits trous profonds.

lieux (4)

par claire le 9 décembre, 2013

appareil en main, tu prenais la photo.

la photographie est d’une tristesse excessive :
cette terre noire battue de pluie,
un visage grimé de douleur et de fard,
la difformité du réel.
au loin le ciel surexposé semble boire
le contour des choses minces dressées devant lui.

tu étais sûrement jeune quand tu l’as prise
plein de ton propre corps élancé
tu pouvais boire cette tristesse
comme une liqueur étrangère
ou t’en parer, comme d’un maquillage
à demi-barbouillé de pluie, une peinture de guerre.

tu n’étais plus un enfant
le chapiteau du cirque pouvait désormais
se dresser dans la boue
le clown fumer sa clope.

ta force, ta force se lit en filigrane
dans le choix de ce désarroi
dont tout vieillard se détournerait
par pudeur, par connaissance.

mouvements

par claire le 24 octobre, 2013

tout semble arrêté ce matin
le jardin baigne dans le blanc de la brume
les fleurs et les plantes,
l’immobilité des herbes hautes où seule
tombe une olive.

pourtant dans une déchirure, entre soudain le soleil
voir – voir l’éclat intense
des couleurs trempées.

écouter dans ta voiture cette musique qui dit
exactement ce qu’on sent au fond de soi.
et retenir le volant d’une main ferme
dans les trois-quarts de tour
du carrefour.

une villégiature

par claire le 14 octobre, 2013

Je revois ce moment de repos
d’une heure.
la buée sur les baies vitrées, le fleuve invisible.
la grande pièce déserte
des gens – pourtant – derrière un poteau.
Quelques mots, un regard qui part aux confins d’un pays boueux et sauvage, rêvé
et l’autre regard gris, comme les mouvements vagues d’un poisson sous la glace
le thé qui fume dans une tasse blanche.

tous les verts, tous les gris qui s’étaient rencontrés
ce jour-là sous la pluie douce mais déterminée
toutes les formes d’eau, vapeurs, coulures, lumières assourdies, transparences
et flaques sur le chemin le long du fleuve lent et plat
sensations comme des doigts d’enfant glissant sur le visage
entre les cheveux,
dans les vêtements même, alourdis.

L’impression d’une fin de quelque chose, d’une fin d’après-midi ou de soirée, un peu comme un lit dans lequel on se glisse avec une grande attention à la fatigue, aux muscles détendus, à l’obscurité.

comme une lame de temps consacré à la liberté.

rêve des horaires illisibles

par claire le 23 septembre, 2013

Je suis dans une sorte de camp d’adolescents, ou d’enfants. J’y ai été accueillie moi-même autrefois, maintenant je fais partie de l’équipe des moniteurs. Je me sens chez moi dans cet endroit, à cause de tous les étés que j’y ai passé, depuis tant d’années.
Je range des vêtements, dans un grand dortoir désert au plafond très bas et je vois entrer par la porte du fond le directeur, un homme jeune qui tient un seau et une serpillière. Il vient vers moi et aimablement mais fermement commence à me faire des reproches :  » Tu te conduis encore comme si tu faisais partie des enfants. Tout le monde ici participe aux frais, met un billet de 20 euros dans le pot commun de temps à autre, mais toi tu ne le fais jamais ». Effectivement l’idée ne m’en a même pas traversé l’esprit puisque j’y travaille, mais je suis très gênée. Dès qu’il est sorti je me dépêche d’aller mettre de l’argent, mais j’ai l’impression que tout le monde m’a jugée depuis longtemps sans rien me dire. Mon sentiment d’avoir ma place dans le groupe des adultes a disparu, et je n’ai qu’une envie : partir.
Le rêve change de lieu : je suis dans une grande maison familiale, je dois prendre le train pour rejoindre, avant le lendemain matin, un autre camp qui se trouve dans les montagnes, un endroit connu pour son fromage et ses pâturages. La beauté célèbre de l’endroit m’attire, mais je n’ai plus aucune envie de travailler avec ces gens. Pourtant il le faut, je ne peux pas les laisser avec une équipe réduite les premiers jours, ceux où on installe et organise tout.
On me conduit à la gare. C’est difficile de trouver une place pour la voiture, alors je descends pour aller prendre les billets, deux personnes de ma famille doivent m’accompagner. La gare est ancienne et tout est vieillot à l’intérieur, les horloges, les quais, les panneaux d’affichages mécaniques, compliqués et incompréhensibles. Nous devons prendre un train pour Toulouse (ou pour l’Espagne ?). Je prends des fiches horaires, mais les caractères sont si petits que je n’arrive pas à les lire. Je les tends au conducteur de la voiture qui m’a rejoint, lui non plus n’y voit rien. Deux employés sont aux guichets mais parlent entre eux et quand je viens leur demander des renseignements ils ne me regardent même pas. Péniblement, je déchiffre les fiches. C’est exactement l’heure du dernier train, alors je me précipite et il démarre. Je cherche des yeux sur le quai ceux qui m’accompagnaient, je ne les vois plus……comment descendre maintenant ? Et je réalise que ce n’est pas dans cette direction mais dans les Alpes que je dois aller. Je ne pourrai plus y être à temps.

J’ai réussi à descendre, je marche sur le quai, j’attends le bon train. Le temps est couvert, pas d’ombre, tout semble sans relief sous le ciel blanc. Plus loin, il n’y a plus de quai, on peut s’asseoir le long du grillage. Et plus loin encore, le long des voies, se trouvent des petits groupes de femmes, accompagnées d’hommes mauvais, qui cherchent à les vendre comme prostituées – des femmes africaines. Ces hommes me font peur mais je vais quand même leur parler, je me dis qu’on ne peut pas leur laisser croire que personne ne voit rien. Je me moque : « alors, ça marche votre petit commerce ? ». Ils ne réagissent pas.
Je remarque surtout une femme grande et musclée, sa peau semble frottée de cendres. Elle a la tête baissée, on a relevé ses cheveux frisés pour découvrir, sur sa nuque, sa vulve noire offerte aux regards. Elle est parfaitement immobile, le visage invisible, dénudée et honteusement silencieuse devant tous.

Tu fais comme si le temps ne passait pas
comme s’il pouvait s’enrouler –
tu campes dans ton adolescence éternelle,
sa douce naïveté qui ne doit rien, non rien à personne

or quelque chose se coince presque toujours
dans tes glissements,
la réalité ne se laisse pas séduire
l’horloge chantonne
planant dans une lumière de passé
où personne n’est là.

……courant toujours, coupable et bête
après le juste train
tu t’arrêtes hors d’haleine
en bordure de voie.

la lumière s’est figée
c’est comme une éclipse
qui entame le soleil.
tu te tournes et derrière toi
tu vois cette statue de toi-même
souillée de terre, dénudée.

(Fin du cycle des rêves)

lieux (3)

par claire le 13 septembre, 2013

cette maison est au fond d’une friche
en contrebas du grand boulevard
construction des années soixante
crépis gris portes béantes.

cette maison a des carreaux cassés
où se reflète l’éclat des phares
dessin en creux d’étoiles noires
dans les lumières glissantes.

dans cette maison où j’ose entrer
après la traversée des herbes
le seuil est le lieu du désir
l’intérieur celui de l’ombre.

entrer pourtant – faire le pas
et dans l’obscurité froide
les yeux en repos, enfin voir.

car rien ne bouge, ne bougera.