Claire Ceira

vigilances

par claire le 17 novembre, 2014

Grandes formes, dépouillées.

Trois immeubles qu’on va abattre, déserts et toutes fenêtres béantes, chacune portant quelque signe.
à leurs pieds, comme des entrailles, de grands tas allongés de gravats, de bois brisé.
les restes d’un parking, que gardent des blocs de pierre.
personne, aucun de ces adolescents qui pourtant errent dans les parages, en proie à un temps vide…

C’est juste à côté de la médiathèque, où j’ai pris le CD de « Chœurs », que j’écoute en faisant demi-tour : la sauvagerie grecque, méditerranéenne, du destin
soumis à des lois divines et aveugles, leurs logiques oubliées.
guerres et désastres promis sans recours, oracles inutiles. Eros et Soleil
d’airain brûlants, fécondants, inflexibles.
douces joues des jeunes filles, rivages qu’on aborde.
Voix, projetée dans et hors d’un trou noir.

En revenant, je longe la voie ferrée et, de l’autre côté, cette ligne d’eucalyptus, dont l’écorce rincée par les pluies est partie en lambeaux : leurs lanières pendent, comme les haillons d’un mendiant étrange, tout autour des troncs magnifiques, jaillissant nus, d’un gris parfait.
j’avance dans le bruissement des voix, le ciel est lui aussi en longues lanières bordées d’argent, en guerre.
la rue monte vers les collines boisées, je retrouve mon château de rochers à gauche, mon navire de rochers voguant plus loin
à droite le Faron pyramidal.

Hier, hier la brume coupait tout à mi-hauteur, horizontale et passive, voilant de mystère ce qui est pourtant si connu. Hier même les bois de pins semblaient à tous bruns ou noirs, borgnes.

« Il applaudissait ses prières depuis qu’un vide s’était glissé entre ses mains ».

par claire le 25 octobre, 2014

le vent passe sous la porte
il s’appuie sur la maison, de l’épaule.
il ne cherchait sûrement pas
à faire tomber la maison, seulement s’appuyer,
faire sentir sa force
depuis le temps qu’on l’entendait venir.

le vent
et sa circulation
la façon qu’il a de passer les doigts
entre les branches des pins,
de remuer les oliviers.
reprenant toujours son oeuvre
et eux se laissent envahir,
incliner.
il fait ainsi avec les cheveux, quand on le rencontre
sur le perron avant d’entrer.

la porte ne demande qu’à claquer
elle qui doit être ouverte, ou fermée.

(d’après le troisième vers de « Courants blancs » de Philippe Jaffeux)

« Les animaux s’arrêtèrent de parler pour donner aux hommes la chance d’obéir à leurs cris. »

par claire le 25 octobre, 2014

l’enfant sait qu’il a en lui le loup
depuis qu’il a entendu le mot.

il se demande comment est ce poil, qu’il doit bien porter quelque part
est-il doux
ou dur ?
l’enfant enfonce ses canines
dans le malabar, sa chair rose.
il a tant de force dans les mâchoires.
dans un musée il a touché
un morceau de fourrure de loup elle était toute usée au centre
tant les enfants l’avaient caressée.
ils avaient négligé les autres fourrures,
ils ne les avaient pas en eux.

l’enfant à écouté à la télé
comment les loups appellent ;
s’il vivait dans un désert
s’il était un enfant – la nuit
dans une maison de terre
il sortirait sans bruit sous le grand ciel noir
écouterait de tout son coeur.

(d’après le deuxième vers de « Courants blancs » de Philippe Jaffeux)

« Il se noya dans un cercle lorsqu’il confondit l’eau avec une quinzième lettre solaire. »

par claire le 25 octobre, 2014

ce matin, un petit hérisson est tombé dans la piscine. Je le sors vite de l’eau, et comme il n’arrive pas à se réchauffer, je branche au dessus de lui un sèche-cheveux. Quand je reviens, il est parti, non sans avoir vidé la soucoupe de nourriture pour chat.

le petit hérisson nage en rond, encerclé d’un tuyau flottant
on est près de l’équinoxe de mars
il a traversé des jardins et des obstacles
il est mené, sous sa petite couverture rude
par le désir puissant d’un soleil intérieur
et inconnu.
et voilà qu’il a eu soif et qu’il est tombé
– dans ce pays sans source ce pays à piscines –
le froid de l’eau le fige peu à peu.

pourtant il nage encore, tourne encore
fidèle au premier mouvement qu’il fit
hors du chaud et noir.
dans la lumière de mars
son petit nez pointu au raz de la limite,
il dessine un O sans lâcher.

et moi je l’ai vu par hasard je vais vite
jouer au sauveur avec une épuisette.
grelottant au soleil de mars il reste immobile

je trouverai bien le moyen de te réchauffer
petit adulte enfantin.


(d’après le premier vers de « Courants blancs » de Philippe Jaffeux)

sous le même toit, sur la falaise

par claire le 20 octobre, 2014

le long des murs de briques crues
sous les combles inhabités
entre les gris planchers où passent
les souffles frais de la nuit
un temps contraire arrime
des esprits à cette maison
que la tempête lèche, dans le soir invisible.

le temps forme une écume où tournoient
les esprits liés au poteau central.

nous savons bien être usés, comment se laisser user
tétant de petits moments de mort
comme nous avons sucé le lait
des moments de vie
et offert des jouets
qui s’enfoncent dans la poussière.

la belle impuissance

par claire le 15 octobre, 2014

Rentrer-traverser le jardin
qui nage dans le crépuscule.

au-dessus l’immense ciel navigue
si lentement, avec ses nuages légers
semblables aux rides de l’eau, simplement dérivant.
voir le premier signe des étoiles
l’olivier du sud se découpe
subtil et noir
sur cette cartographie inconnue,
ce lent et lumineux mouvement.

je reste immobile
libérant peu à peu le bruit du travail,
les voix des autres.

battant, accordé au ciel
clair et sombre, à la grâce parfaite
du bleu profond
le pouls profond
de ce qui n’est pas là.

le ciel étend sur le monde la cape,
la faille du temps.

appuis

par claire le 14 octobre, 2014

des mots (écrits) forment deux phrases brèves
qui reposent les fondations
vous donnent une poussée en arrière.

et quelque chose se réchauffe, circule
entre les parois intérieures du thorax
dans la haute cheminée imaginaire
du médiastin.

le pouvoir des mots, c’est la voix interne
(ce n’est pas soi)
c’est une voix qui est entrée
par la fente des yeux lisant
on a senti la couleur
envahir tout l’ovale du blanc
et la forme obscure des cils, comme lisière
a bordé, protégé
l’entrée, l’arrivée des mots.

on est appuyé
aux surfaces verticales
alentour et vraiment assis
par les mots – par leur sens.

comme un manège
a besoin d’un socle stable pour tourner
tourner et révéler tout
alentour

mais aucun vertige, ces mots vous ont rendu stable
et ainsi on peut tourner et tout voir…
une lumière qui contient les couleurs coule, les couleurs vues en naissant.

c’est l’effet que font les mots
disant quelque chose d’inconnu
quand ils ont été écrits puis lus
et qu’on les sent
exactement tels qu’ils devaient être.

films

par claire le 22 août, 2014

Voir des lions attaquer des gens n’est pas sans risque, pas sans brouillage. Ni voir des animaux dans leur coït sous des rires de femmes, ni voir le serpent vomir un chien mort. Tu n’es pas indemne de ce que tu as choisi dans le catalogue. Et ton âme n’est plus cette nappe liquide, qui s’enfonçait toujours sous un ciel nocturne.

Tu ne retrouves plus le geste qu’il avait dans le rêve, de lisser ses cheveux trempés et il n’est plus – n’a pas été – ni dans le passé ni dans un autre pays, ce compagnon muet.
Pourtant le jour naissant fut comme un cocon, où le rêve battait encore, lent, son récit : une plage de l’hémisphère sud, une fête, une nuit longue où errent en groupe ceux que l’amour lâche et serre, une fausse liberté. Trop de cris aigus dans des auto-tamponneuses, tu n’aimais pas ce qu’ils faisaient, le petit vent de dépravation imposée.
Le deuil de tous ceux qui lissent ainsi, d’un geste machinal, leur chevelure en arrière, c’est la couleur de cette nuit, brune et chaude, où s’enfonce la lame presque invisible de la mer. Moiteurs, vagues éclairs au loin, fêtes dépassées.

On voit s’éloigner sans bruit les fauves, dans l’obscurité, renonçant…..
qui commande
ce renoncement au spasme de la lutte, de l’égorgement
ce départ ?

Tout marche de ce pas souple vers sa dissolution, et toi qui cherchais encore à saisir le rêve
tu vois s’éteindre lentement son sens, comme balancement d’une queue qui disparaît
dans l’indifférence.

deux photos

par claire le 13 juillet, 2014

Il y a une colonne
qui supporte une galerie couverte
une cour dallée – un arc en plein cintre.
une fillette floue
tournée de l’autre côté
lève le bras.

Tout ce qui était là, dans la lumière fossile du jour
a déjà disparu quand tu revois la photo
mais l’architecture et la paroi des vitres,
d’où coulait vers l’intérieur cette lumière de fin de journée
(membrane transparente qui définit l’intérieur)
persistent sans doute,
existent encore.

la cour n’est pas isolée vraiment
il y a un passage…
et naît l’histoire
de la fillette floue et de son petit chien
qu’elle était allée promener
par les rues intimes de sa ville
vers cette cour,
passant sous l’arc en plein cintre.

ville où auraient peut-être vécu
ses grand-parents paternels
depuis les années soixante.

Il leur arrivait alors
de passer une heure calme
dans ce qui était encore un café
assis à parler dans la pièce sombre

et tout en parlant ils regardaient dehors
c’était – qui sait ? – le printemps,
fixant sans le voir
l’espace exact où se tiendraient
quarante ans plus tard leur petite-fille
et son chien roux.

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Il y a une épaisse colonne
qui supporte la galerie, une cour
dallée, un arc en plein cintre

un punk avec son chien – flou
est tourné de l’autre côté
il lève à demi le bras.

Beaucoup de ce qui était là
dans la lumière fossile du jour
a déjà disparu quand tu regardes
mais la paroi fragile des vitres
d’où coulait vers l’intérieur
la lumière de fin de journée
(membrane transparente entre dedans et dehors)
elle persiste sans doute, elle existe.

La cour n’est pas vraiment isolée
on y entre par un passage
étroit depuis la rue – l’impression
d’intimité est pourtant là, sensible.

On peut même construire une histoire
du garçon et de son chien
qui auraient erré tout le jour
par les rues de cette ville
jusqu’à la cour retirée tranquille
qu’il ne connaissait pas, passant
sous l’arc en plein cintre.

Ville où il le saurait, autrefois
auraient vécu ses grand-parents maternels
dès la fin des années soixante.

Passant jadis une fin de journée
derrière ces vitres, assis à parler
dans cette pièce qu’on devine,
qui était alors un vieux café,
et où il n’entrera jamais.

Tout en parlant ils auraient regardé
au dehors. Ce serait peut-être
le printemps…..fixant sans le voir
l’espace vide où se tiendraient
quarante ans plus tard, dérivants, leur
petit-fils ivre et son chien.

suite des surfaces

par claire le 7 juillet, 2014

1

c’est comme si j’avais vu les os du monde
quand le vent ne soufflait plus
debout au bord du plateau
au bord des dents de la falaise
– comme s’il avait pelé l’herbe, aspiré les lacs glacés
et arraché la chair des montagnes
pour l’adresser au ciel en poussière.

les grands os parlaient de la vie du monde
ceux des jambes comment sauter, les os du thorax comment respirer
et les splendeurs lumineuses des phalanges
comment tout saisir et tout retourner
je voyais tout
il suffisait d’attendre.

2

nous étions là les yeux ouverts
troublés, encore adaptés à l’eau
avec nos os de cartilage, la petite langue vivace et muette
dans cette identité de pénombre
tout était prêt
à s’inscrire.

eux se perdaient dans les miroirs
petits, convexes, entre nos paupières
ils nommaient prénommaient
leurs mots tombaient sous la surface
c’était comme un puits pour eux.

humains en métamorphose
nous étions leurs petits étions le contenu
depuis toujours attendu
de leurs bras du rêve.

3

errant sans but
à la fin d’une journée d’hiver
tu entres dans la cathédrale
de ton propre visage tu te mets en arrêt.

derrière les paupières luit le vitrail
la croix au fond sombre de la nef
repose, repose enfin le sauveur
que rien n’a sauvé.

reposent toutes les statues de bois
tête penchée
au-delà de l’attention.

certains sont là avec une lumière
dans la main
rouge.

4

sur ce bout de trottoir plus plane qu’ailleurs
ciment fraîchement lissé peu sali – sans effritement
l’enfant a vu les anfractuosités
dont il a fait les yeux
de son animal-moi

tout au fond est caché ce qu’on pourrait lui dire
lui murmurer ou même la simple pensée
qui échappe à tous
et reste
dans ses yeux las et sans défense

l’animal-moi est dans le trottoir
je le vois me voir tous les jours
en partant
à travers le matin gris.

5

dans quel sens il marche
dos tourné à la violente flèche
du soleil – ou guidé les yeux trop éblouis
il marche dans une cour bordée
de hauts immeubles au sol rainuré
la diagonale du soleil – le V de la flèche
ombre et lumière et ses noirs à lui
au bord du milieu.

(les poèmes 2 ; 3 ; 4 ; 5 ont été inspirés par des photographies de Pierre Anselmet)