Claire Ceira

réfugiés

par claire le 8 juin, 2015

notre guerre
contre quoi nous perdons tout chaque jour
quelle écharpe nouée
derrière la nuque
quelle attelle lui avons-nous mise ?

elle va ainsi boitant
sur le pays que nous avons borné
et elle seule règne, elle seule
la bouche à demi-ouverte
la chemise décousue

qu’elle ne parle pas à notre place
quelle ne prenne pas tout le pays
c’est tout ce que nous pouvons tenter :
tenir contre elle jusqu’à la nuit.

après-midi (s)

par claire le 14 avril, 2015

J’ai ces endroits en moi. Il me suffit de m’asseoir sous un arbre ou dans la maison, sans allumer les lampes dans la chute du crépuscule. Ces endroits sont toujours là, très loin, dans le temps et l’espace. Ce sont des endroits où l’on court, où l’on travaille toujours ensemble. On ne parle pas tellement, les mots font un bruit de chute d’eau, comme la série de chutes d’eau le long d’un chemin de moulins, dans une petite ville italienne. On marche ou on court selon son âge. Courir est le meilleur, pousser ses cris d’enfant dans la poursuite, dans l’air transparent du soir. Mais la nuit tombe, bientôt on sera dans le noir.
Etre enfants pour oublier tout ce qu’on est, tout ce qu’il faut faire. S’asseoir en tailleur dans la poussière et se raconter des histoires de choses magiques, rire bas, dessiner. Savoir que l’été commence à peine et qu’il ne finira jamais, celui-là.

………………………………………

Il y a la ligne des cheveux coupés sur la nuque, ligne ondoyante, photographique. il y a l’usine aux murs presque aveugles, le poids que c’était sûrement d’y entrer – le tunnel des aubes d’hiver, glacées.
il y a ce qu’était la musique classique quand j’apprenais, si mal, le piano.
il y a les arbres de judée maintenant : juste avant l’éclosion complète, leur mouvement et leur couleur contre le ciel bleu, en lignes de perles grenat. tout le long de la rue qui monte, on les voit. et ce jardin où la petite maison bizarre tend ses décorations de faïences, vertes, jaunes, rouges. il y a la grille qui entoure le jardin. je passe devant tous les jours.
en arrière-plan d’autres choses réelles, comme une marche.
tes yeux faits pour ce qui n’est pas en face de toi, surtout les visages, d’autant plus que ta bouche aujourd’hui se tait. tu es comme un serpent sage, qui vit et meurt autour des pierres. qui prend dans le froid un droit pour se reposer. qui est difficile à voir.

tao

par claire le 3 avril, 2015

L’esprit de la vallée ne meurt pas ; on l’appelle le féminin secret.
La porte du féminin secret s’appelle la racine du ciel et de la terre. Il est éternel ; il est bien réel. Si l’on en fait usage, on n’éprouve aucune fatigue.
(Laozi – Tao te king, livre I, 6)

.

aimer quelqu’un c’est tellement particulier
le centre de cette émotion, qui se soulève quand on le voit
comme une aile juste au-dessus de l’eau
qui ressemble à la pitié qu’on a pour soi enfant
qui ressemble aux territoires perdus
à ce qu’on n’arrive pas à dire
qui va, en soi, et soudain se lève
petit soleil particulier invisible.

aimer quelqu’un ne mourra pas
ni quand on mourra ni quand il mourra
c’est un signe, ce n’est pas un être….c’est une virgule,
ça n’a pas de fin.

le Christ Voilé

par claire le 1 avril, 2015

1

le Christ Voilé, comme un homme, dort sur le dos
il a posé une main sur le tapis et l’autre sur son flanc
il a tiré le drap sur son propre visage
pour doubler la protection des paupières, et repose
dans le frais du marbre.
ainsi es-tu parce que tu n’es pas moi
que je ne sais rien de l’intérieur de ton sommeil
ma pensée glisse sur le drap et le relief de ton corps
comme la dernière touche du soleil couchant
dorait tout à l’heure
le haut de la casemate sur le mont Caumes.

2

je tournais autour de lui et je voyais que la beauté était un baume
étendu dans la lumière égale de la mort
le fluide de la dernière abeille
qui tout en haut heurte la vitre.
je tournais sur le carrelage de marbre fendillé
– l’espace du rêve
avait entièrement englouti le dormeur blanc
mais son enveloppe était là
exprimée dans la pierre,
transparente comme une mue de cigale.

3

juste à côté il y a cette très belle femme
nue ou plutôt à peine voilée
qui s’appelle « La Pudeur » : un portrait imaginaire de sa mère
– morte à sa naissance –
qu’a figurée le sculpteur.

librement

par claire le 21 février, 2015

sur la vitre qui nous sépare
l’hiver dessine ses vers
petites bêtes au Hasard
anneaux souples, langues chaudes
oh poser enfin les lèvres
sur le sein de la reine des Neiges.

dans l’espace qui nous sépare
le ventre du temps ondoie
hommes, femmes
qu’allons-nous dire
à la mort qui pleure, seule
en bas dans la rue ?

Avant

par claire le 13 janvier, 2015

quelque chose de dérisoire
est à l’œuvre dans le pays où tu voyages
beau comme la lame de lumière jaune
qui se glisse sous les barges
les bancs noirs des poissons du crépuscule.

beau comme la reprise d’une musique serbe
quand on a réussi à finir la guerre
et que le mal s’est rangé-replié tout en bas.
l’alcool qui coule sur la table, transparent
et quelque chose de risible

on se serre dans ses bras, on est tendu dans sa peau serrée.
mais la dérision – elle – se déploie comme une fleur de papier
transparente et colorée sur la surface horizontale
tandis que quelque chose de soi combat encore,
refuse de se plier aux lois de la nécessité.


Denis Forkas Kostromitin : « Tupilaq:Eskimo Wizard pursued by Tupilaq »

Sans titre

par claire le 5 décembre, 2014

Dans ce territoire qui ne regarde personne
entouré de murets de pierre
tournent deux chevaux –
ou bien ils se tiennent dressés, immobiles.

J’ai en tête le bruit du galop
et les parcelles de terre qu’il projette alentour
pourtant, dans ce pays sans vis-à-vis
règne un silence de film muet.

C’est ce qui donne tant de force
aux pas que je fais pour y retourner
deux chevaux m’ignorent
le soleil est coulant et doux
la menthe pousse au pied
d’un des murs.

Quand je marche dos au crépuscule
je vois mon ombre sortir de mes pieds
et marcher avec moi
je suis comme un propriétaire
qui fait le tour de ses possessions.

Je viens ici avec mon ombre en diagonale
ondulant sur le vert des talus –
j’ai oublié même le rêve
qui différait un peu.

Je suis comme un propriétaire négligent, détaché
qui hérita voici plusieurs années
d’un souvenir d’enfance
et visite ses possessions
sans les aimer vraiment

sans leur appartenir
pourtant sans les explorer ni les maintenir.

mais je regarde les arbres
de chaque côté
– et je vois le temps.

Ils se sont élevés au-dessus de la terre
depuis la première pousse le cheveu de racine
qui a trouvé où s’enfoncer, où boire.
et c’est comme si je devait revenir ici
chaque jour sentir la poussée de ce
désir vertical et constant
qui en a fait des arbres adultes.

L’eau descend de la montagne, Nougaro est mort

par claire le 29 novembre, 2014

Quand tu dis « mon épaule », je me demande ce que tu sens. Est-ce proche de ce que je sens quand je dis « mon épaule » ? Quelles sont les différences ?
Je baigne dans les méandres de la question, au volant de ma voiture, remontant la rue où le soir vient. L’eau coule des deux côtés depuis la montagne, il a beaucoup plu ces derniers jours. Sur l’auto-radio Nougaro chante « Garonne », et dans sa voix vibrant d’hormones, dans la façon dont il prolonge l’étrange mot (étrange comme tout nom propre), je vois se dresser une corps de divinité féminine, sans visage. Si dressée, si haute, plan miroitant de brun et de vert. Garonne est femme, le flux profond de la voix de Nougaro est homme, il l’entoure et la pousse encore plus à se lever devant lui, ondoyante et sexuée, maternelle et séduite, aveugle et sourde.
La chanson précédente c’était « Mai », avec cette «épée du printemps qui sacre notre épaule », et je voyais l’épaule de Nougaro, un homme à genoux, tête baissée.
Il est évident qu’aucune épée ne touchera mon épaule. Une cape pourrait convenir à l’un et l’autre, mais c’est un peu théâtral.
Pourtant nos épaules sont faites de la même manière, mêmes muscles et tendons, os arrondis ou sinueux, même sang rouge, mêmes fonctions. Mais quand Nougaro dit « mon épaule », je crois que ce n’est pas pareil que lorsque je dis « mon épaule » ; nos voix diffèrent, nous ne portons pas le monde de la même façon.
Et c’est même encore plus différent, d’une différence essentielle, comme une faille sans mot, qui fait que je ne ressentirais rien de semblable à effleurer l’épaule de Nougaro et la mienne.
Je m’enfonce ainsi dans le mystère de cette épaule lourde, qu’il propose par la voix, comme un support à saisir, à toucher.
En même temps, la chanson dit que l’épée du printemps sacre notre épaule… et elle sacre la mienne aussi.

forget me not

par claire le 29 novembre, 2014

le Capitaine Crochet n’a qu’une idée c’est de tuer
Peter qui lui a coupé la main.
pourtant ce membre coupé-mangé
a laissé place à un bel instrument
éventreur, tueur et accrocheur
le Capitaine Crochet veut se venger, mais il est poursuivi
par le Temps qui cliquète.

Dévorez-nous à demi, monstre marin
suivez-nous si personne
d’autre dans le sillage refermé ne nous suivra
nous sommes les pirates volants
les femmes sont trop mièvres
pour nos affaires de chair ouverte.
Qu’elles reprisent les chaussettes !

Mon sang bleuit mes dentelles, ma barbe
bleuit mes joues caves.

mes yeux
cueille-les, comme fleurs privées

avant que je referme
les plis de mes paupières
ne m’oublie pas.
Wendy je la veux pour tuer Peter.

Peter n’a qu’une idée c’est de tuer Crochet
parce qu’il n’a qu’une idée depuis qu’il est tombé
de sa poussette. Il cherche le rocher où mourir
en face à face. Il cherche le rocher d’où l’on s’enfuit
dans la tiède nappe des marées.

Peter, emmène-nous au milieu
des limites. Fais-nous voler à un mètre au dessus des lits
dans nos chambres d’enfants soumis
ton crochet, je le sens qui soutient la chair.

Que la douleur soit une fée qui vole
dans notre dos – ne te retourne pas
ses ailes sont trop diaphanes pour nous.

la ville aimée

par claire le 17 novembre, 2014


Année après année je retrouve
les trottoirs mouillés de cette grande ville
les feuilles comme des mains ouvertes
plaquées sur le bitume par les pluies d’automne.
la chaleur vient de moi, des différences entre les passants
des familles avec leur longue histoire
perdue – plus haut
que les douces et grises nuées.

L’eau reste si longtemps sous nos pas
sans s’évaporer, en équilibre
dans l’après-midi, où tombe le soir.

Les morts sont morts, les enfants sont adultes
l’eau est si mince, étendue sur le miroir des rues
les lampes vont bientôt s’allumer.

Année après année je reviens
à cette même époque,
l’odeur des platanes mouillés me serre toujours le coeur
la bizarre joie
du temps me serre dans
son poing usé, mouillé.

Les passants auront leurs visages, leurs vêtements et gestes.
et s’ouvrira toujours la main palmée, le recours
des feuilles coriaces, pourrissant
quand je ne reviendrai plus.