ce qui est impossible à dire
par claire le 7 février, 2016
ma dernière incarnation était derrière une fenêtre, à l’heure exacte où je suis née, mais longtemps après bien entendu, et dans un lieu complètement différent…le vent du soir argenté dans les branches juste en dessous de la terrasse, les longues feuilles comme coiffées en arrière, qui bougent, et le très grand pin au fond, majesté noire
elle aussi en mouvement.
je pensais à l’incarnation précédente, quand debout dans le jardin à la même heure, j’étais séparée par un mur d’un arbre touffu, où de petits oiseaux pépiaient. Cette fois, il n’y avait pas de vent. Ce pépiement, si fin, subtil, constant, comme s’ils parlaient de l’abri qui les cachait la nuit venant, de leur plaisir à être ensemble, d’une même espèce.
l’arbre est une maison d’ombre où le temps nous pose, oiseaux parmi les oiseaux.
que nos voix entourées se perdent
dans cet abri cette ramure.
avec tous ceux auxquels je fus liée, toute parole oubliée,
seulement un rêve obscur de chant et de halo.
pourquoi j’aime mon supermarché
par claire le 29 janvier, 2016
Pourquoi j’aime mon supermarché ? parce qu’il est à 5 minutes de chez moi, que je passe devant la caserne des pompiers flambant neuve, énorme. parce qu’il se trouve derrière une petite cité crade, et que je vois les gens y venir avec leurs vieux sacs, leur fatigue. parce que je vois en été les jeunes guetteurs assis dans la rue en impasse, sur une chaise qu’ils ont mise là. longs corps dans l’adolescence, ennui des heures de chaleur. parce qu’ils ont refait la grande surface du parking dans laquelle les pluies d’ici si fortes créaient des sortes d’étangs infranchissables. le bitume neuf, les lignes bien blanches encore, la circulation qui s’est régulée entre la sortie et l’entrée…mais j’aimais aussi le vieux bitume affaissé, les fissures, le désordre. parce qu’en fin d’été, sur une haute clôture qui ferme tout un côté du parking, des plantes grimpantes font un tableau superbe : bleu violet des ipomées, bleu doux des plumbago, et puis cette liane inconnue aux fleurs jaunes, et que de l’autre côté on aperçoit au loin un grand jardin envahi de coquelicots. parce que les caissières sont toujours les mêmes et rigolent entre elles ou avec les magasiniers. parce qu’elles sont gentilles. parce qu’il y a une forte proportion de vieillards, de vieillards pauvres, et que je peux voir comment le temps travaille les visages et les corps, les démolit. parce qu’il y a un rayon de jouets bon marché qui me rappelle des choses. parce que je sais exactement où se trouve chaque rayon. parce qu’il flotte un parfum de malheur, de précarité, qui m’envahit peu à peu et qu’en sortant je le porte avec moi un moment, qu’il m’angoisse. parce qu’il y a des femmes voilées, lourdes, des filles maquillées, des petits enfants qui touchent les rayons. parce que beaucoup de gens se saluent, se connaissent. parce que je ne connais personne. parce que j’ai connu avant – à Amiens – un supermarché de la même chaîne, de la même taille, où j’allais aussi toutes les semaines, où les clients étaient plutôt bourgeois, c’était près des quartiers sud. parce que je pense à autre chose quand j’y suis, à des gens absents. parce que j’y suis allée si souvent, depuis si longtemps, dans des humeurs si diverses, le temps fait comme une tapisserie.
trois rêves
par claire le 12 janvier, 2016
le rêve d’une ville, sur une colline allongée comme une épaule.
tandis qu’on descend rapidement les degrés, les larges marches étagées vers la méditerranée, de Malte, La Valette, à cet endroit où elle tire trois langues dans la mer, où les bâtiments de défense, d’un blanc de pierre polie, se reposent comme le squelette de leur propre fonction, inutiles.
dévaler tout ça, et les rues sommeillantes où une voiture très vieille, capot levé, vit ses dernières heures, où des gamins écoutent leur musique. il n’y a plus rien d’hostile, ni de dangereux…mais leur langue si bizarre, si restreinte, si mélangée des tous les côtés de cette mer bleue sombre, immense, centrale.
le bout de la terre ne se voit pas là où il plonge dans l’eau, recouvert de murailles, mais il est garni des mêmes pierres que le mur qu’il porte.
il y a un homme et son enfant. il est en train de lui dire quelque chose d’important, ça se voit. l’enfant a la tête levée vers lui, j’entends les mots de loin, sans comprendre.
le rêve où il y a un mur d’eau, des gens qui dessinent un visage dans les cataractes, acrobates vagues, vus de loin. Puis d’autres figures, d’autres scènes, tout cela comme non relié, illisible. c’est le rêve où j’essaie de dire que je ne comprends rien au spectacle, et où on m’empêche de parler.
…parce que ce que je voudrais dire est inutile, parce que je n’ai rien compris : c’est un spectacle qu’il faut seulement voir, voir sans parler.
il y a aussi cette cale de navire en train de couler et les petites figurines en biscuit ornées de fruits confits, le garçon et la fille. quelle est celle que l’eau a trempée, et qui s’est cassée ? elle fait partie du spectacle, il faut trouver de quoi la remplacer.
le rêve où je vole ou plutôt plane, depuis un lieu élevé, le sol que je regarde de haut, comme un parking avec ses petits camions, ses buissons arrondis, leurs ombres. Et la personne que je cherche du regard, un planeur déjà posé sans doute. chercher quelqu’un, c’est ce que j’ai fait de plus insistant, de plus essentiel.
des maisons
par claire le 15 décembre, 2015
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retraite
la tristesse vibre comme une harpe :
pas de doigts, un courant d’air
une vibration de la terre/
de l’autre côté de la montagne
la maison est fermée devant l’hiver
sauf dans cette pièce
où la fenêtre est grande ouverte
l’air froid l’a investie
avec les odeurs de tout ce qui est
alentour./
l’esprit fait le tour de la montagne et revient
rien n’a été rencontré
la pluie va bientôt entrer dans la pièce
et mouiller le sol sur une mince lisière./
.
stations
Je
suis le témoin de toi
de la petite maison au fond des forêts
où la nuit tombe/
la maison réfugiée
témoigne des endroits
où nul ne va/
Je
la regarde/
depuis la bordure du bois
ce que tu es s’est assis en tailleur
sur le temps arrêté/
l’humidité a tout pénétré
et tout s’est déposé
comme des feuilles d’années
en paquets/
la petite maison comme une poule couve
ce que tu es – étais./
.
inclinaisons
pyramide
bras au repos
les flancs d’une montagne
la cape mouillée d’un berger
surpris par la nuit sous un arbre./
toujours les yeux vivants
à l’intérieur du crâne :
la tiède cathédrale
fermée au public après
la dernière cérémonie./
cherchant par quelle issue
du corps passent la route ou la rivière
dont le flux était si froid
en sortant de terre./
By the factory wall (r)
par claire le 10 novembre, 2015
I found my love by the gasworks croft
Dreamed a dream by the old canal
Kissed my girl by the factory wall
Dirty old town, dirty old town.( Ewan MacColl)
Il y a un chemin derrière le mur de l’usine
un soir d’hiver on y passera, marchant sur la ligne brune
de terre tassée entre les herbes
(qui jamais ne meurent)
dans l’après-midi finissant.
A droite le haut mur surplombe
le trajet. le ciel est une main ouverte, un demi-sommeil.
glissements de lumière qui passe
du gris à l’ardoise glacée.
les lampes de la ville refléteront bientôt
leur roux sur son poids habituel.
On marche dans le froid normal mains dans les poches
un bonheur sans objet coule de vous s’étend
sur ces plantes maigres, ces briques descellées
et ce ruban de terre
luisant dans les derniers miroitements.
c’est une chanson qui disait ça.
Un soir d’hiver comme il y en a eu tant. Un des moments auxquels on devra dire adieu
pendant les derniers jours, dans la dernière chambre
blanche, dans ses odeurs chimiques et plus rien de vivable.
C’est le joyau d’un soir d’hiver
où tout ce qui est beau résiste à l’intérieur
répond à ce qui monte, et vibre
des objets et des choses, en longs regards.
On dit que vous êtes à des kilomètres – c’est vrai si on regarde bien le mur
à droite, très haut, on se laisse écraser par le ciel
virant du gris au noir mais si on VOIT vraiment ses pieds
qui marchent sur le sol, leurs bords tachés par la boue froide
alors on lève la tête – on regarde le cerf volant
descendre et brusquement piquer
papier de soie aux couleurs déchirantes, losange
comme un soleil couchant absent
ce que serait le monde si on n’était pas toujours séparé
si on était enfin
adossé.
une année de rêves
par claire le 10 novembre, 2015
Une année, j’ai fait des rêves qui ne ressemblaient pas aux autres. Plus continus, plus étonnants, comme si je portais en moi un cinéaste inconnu qui m’invitait la nuit à des projections privées intérieures, des histoires variées, souvent surréalistes mais pleines de sens, c’était évident.
Je n’avais jamais envie d’en sortir, au réveil. Ce monde-là, plus fort, plus sincère, avec de plus belles lumières, de plus belles obscurités, était peuplé de gens, souvent de groupes de gens indistincts. J’y étais comme un témoin, témoin actif mais surtout regardant, essayant de faire face à ce qui se produisait. C’était comme avoir un moi d’enfant dans un corps d’adulte. Je me laissais mener par la nécessité du rêve, par les sentiments qui s’y trouvaient, toujours simples. Aujourd’hui encore, plus de deux ans après la fin de cette histoire, la fin du dernier rêve, je crois que je voudrais toujours être ainsi, vivre ainsi, une vraie vie.
Je ne pensais pas du tout à moi-même, ou très peu. Je pouvais naïvement être humiliée de mes maladresses, avoir peur, je pouvais surtout être surprise d’être aimée, me laisser couler comme dans un bain d’eau tiède dans le courant de l’amitié, ou de l’amour partagé qu’on trouve par hasard. C’était toujours un étonnement. Je pouvais aussi être absolument solitaire, et c’était tout aussi essentiel, c’était aussi ce qui me convenait. Exodes, réunions de famille, deuils, explorations, travail, peu importait.
Si je réfléchis, je me dis que mes monologues intérieurs étaient exempts de considérations intellectuelles, et c’est peut-être ce qui donnait à cette vie son caractère enfantin. Les pensées étaient très simples, liées à la situation. Il y avait des hommes, des femmes, des vieillards et des petits enfants. Souvent je me trouvais dans la situation de m’occuper de quelqu’un. Il y avait beaucoup de responsabilité…..oui, si je réfléchis, c’était le point commun : j’étais responsable à chaque fois de quelque chose, de gens.
L’autre point commun tient aux couleurs, elles étaient comme mordorées, adoucies, ou bien sombres. Elles étaient belles comme dans les tableaux, comme dans les films.
J’en étais arrivée à aller au lit avec impatience. Mon lit m’attendait comme un bateau qui vous conduit de l’autre côté de la Terre, et en même temps au fond des mers. Je faisais la planche dans le noir et aussitôt, doucement, comme un noyé je coulais, là où nous allions.
Mais si beaux qu’ils aient été, c’est quand l’ensemble a été complet, rassemblé, qu’ils ont pris toute leur identité, qu’ils se sont mis à parler vraiment. Quand je les ai écrits et prolongés.
nuit
par claire le 9 octobre, 2015
quand pour la première fois
tout petit enfant on a vu la nuit
loin des figures tutélaires
occupées de leur propre vie,
allongé dans une poussette
on a perçu le sens de l’adieu :
quand tout est dit
et fait.
quand le mouvement va reprendre.
on a senti l’incohérence
bien-aimée du monde
le trou de la haie le verre limpide sur la table
le bâtiment inconnu où il faut entrer
le pays de l’adolescence.
tout ça on le voit
dans le collier de perles que font les lumières
lointaines, insaisissables.
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il n’y a pas de frontière entre la nuit et l’intérieur de ses yeux, rien qui empêche sa vision ; liquides, noires, les prunelles, et l’ourlet des deux paupières immobiles, comme son corps enveloppé, bien au chaud – tout près, la mère (ou le père) est une montagne obscure, absente
– le petit enfant voit, et ne fait rien d’autre
rien ne fait rien, c’est la nuit.
je ne t’ai pas dit adieu, c’était trop tard, rien n’y faisait rien. le temps d’avant était plein, le temps de maintenant vide.
ce qui était surprenant et qui s’interrompt avant qu’on l’ait vraiment vu.
ce qui a été terriblement long à venir, ou a duré longtemps
contre toute logique.
la personne qui est devant vous, dans la file, qui attend son tour.
l’aéroport après minuit
les grandes vitres où se reflète un homme assis.
ce qu’a fixé la mémoire sans aucune raison.
le jardin en juin qu’on a visité, l’échappée d’un vert acide
entre deux sureaux. la soif dont on prend conscience en entendant couler de l’eau.
la première fois où elle vous a parlé de sa maladie, le poing d’un bébé qui dort encore
à-demi ouvert.
la lumière orange dans la rue d’hiver familière, un dimanche soir, en fermant les volets.
ce qu’on n’a pas eu, ce qu’on a eu.
ce qu’on a juste en ce moment.
ce qu’on aime, c’est à dire exactement ce qui va disparaître, que la nuit éloigne – cette liberté des objets, des vivants, quand on ne peut plus les voir.
et tout ce qui va apparaître
dont on ne comprendra
que la facette qui nous regarde.
toi, maintenant
c’est à l’intérieur de moi que je peux saisir
quelque chose qui se mélange, un point de fusion
lave pourpre se déversant dans l’eau, plonge dans la mer nocturne et bouillonne…
que la nuit reste toujours présente, que le jour se lève, que le jardin se livre à sa fermentation lente, à ses propres lois, que je sois là pour l’endiguer.
que rien ne gêne ma vision.
Bic cristal noir
par claire le 23 septembre, 2015
tu écris des sortes de lettres
il y a toujours dans un coin de ta chambre
un stylo poussiéreux avec un reste d’encre
caché sous un meuble
à l’opposé de la fenêtre – mais c’est toujours
au milieu du grand tableau
entre les deux personnages
qu’on voit l’écarlate
s’étaler, la majesté.
c’est sur un côté de la chambre
que se trouve la fenêtre
où tu regardes parfois passer le temps
aucune poussière
l’air transparent
descend du bord de la falaise
jusqu’aux galets tout en bas
passe un rêve d’ange qui vole trop haut
au-dessus du labyrinthe
de son père.
que cherches-tu assis par terre
la nuit, frappé de cécité
par l’écarlate et la figure humaine
les doigts suivant les rainures du plancher
que cherches-tu, transparent ?
une chose qui vous rentre à l’intérieur
parce qu’elle ne s’adresse à personne
un coin, un angle.
tu écris des sortes de lettres
mais ce qui compte c’est ce qui pénètre
l’art qu’on entend
rugir au dedans
ce qu’on ne comprend pas.
(moi)
par claire le 25 août, 2015
1
après une journée passée seule
quelque chose se raccorde
retrouve l’enfant de soi
l’enfant de la voix de la
seule solitude
toujours dans cet espace blanc, si grand
comme une pause
ample et sans écho, un coton de nouveau-né.
laisser de l’autre côté de la baie le croissant de lune
la table de mosaïque froide et le vent
alentour.
.
2
le passé s’éloigne et se dévitalise.
on doute de lui, c’est comme un roman lu il y a longtemps
dont on a oublié la fin.
l’avenir met son curseur pas très loin du bout de la règle,
c’est avec le présent qu’on a à faire.
comme être un animal bien précis,
une chatte borgne qui aime se tenir
sur un muret ombragé à l’affut de tout ce qui passe,
ou une vache au pré dont l’oreille porte un numéro en plastique.
se dire qu’aucun autre corps n’est
ce corps-là.
.
3
une géode. autour, le monde immense dans lequel elle est prise, enchâssée, un monde en mouvement de roches métamorphiques, plein de beautés et de menaces, plein de choses inconnues, d’infinités de façon de les voir, de les décrire, un monde qui peut-être est entré dans une catastrophe ou s’hypnotise sur elle. une impression d’accélération vraie ou fausse, de chagrin impuissant, d’effroi, de joie fausse, de faux plaisirs.
mais aussi d’un éternel bouillonnement, recommencement.
plus près du centre, entourant le noyau et la cavité centrale, comme la chair d’une pêche : les proches, les autres, les actes, la vie diurne. On doit penser à pas mal de choses, ne rien oublier, et comme c’est facile finalement, cette préoccupation toujours renouvelée, cet oubli de soi. La chair du fruit c’est en tout cas ce qui est vivable, palpable, visible, aimable, ce qui a un sens évident. peut-être la seule chose qui devrait vraiment compter.
mais il y a aussi un noyau, brun et râpeux, presque noir. quelque chose de coupable et de manquant, une honte de soi qui vous saisit au réveil, une géode, oui. triste et souvent mauvaise avec au centre, dans une larme de liquide, un embryon qui voudrait naître, qu’on aime.
.
4
En train, sur une assez longue durée, une sorte de zone industrielle avec ces énormes bâtiments préfabriqués qui se ressemblent, les gazons cernés de bordures de ciments, les sigles, les drapeaux qui pendent aux mâts. Quelqu’un est venu taguer ces grands murs de tôle, d’énormes lettres molles pas très belles, un travail sans inspiration où il s’agit surtout de laisser sa trace, et c’est fait avec beaucoup de persévérance car il y en a sur au moins un kilomètre. La peinture employée est en partie argentée, qui reluit et brille dans la lumière atténuée et presque horizontale. Du coup c’est beau, surtout que les feuilles des peupliers tout autour luisent de la même manière en s’agitant dans le vent. Le train passe, on arrive à Toulouse bientôt, on a quitté la végétation méditerranéenne pour une épaisseur plus verte d’arbres et de talus où les mauvaises herbes dressent de grandes hampes. Bientôt elle vont grainer. Je reviens chez moi.
soumission (places)
par claire le 21 juillet, 2015
Je suis allée de Toulon à Toulouse en train. 5 heures de trajet, en première parce que ce n’était pas beaucoup plus cher, et que je connais ce vieil intercité hors d’âge. En plus en première on a normalement de quoi brancher sa tablette.
J’avais demandé une place en duo face à face, pour écrire sans être lue, une place dans le sens de la marche sinon je suis parfois malade (j’explique tout ça pour la suite).
A la montée dans le train, embrouille : une femme s’est trompée de voiture, doit partir. Finalement je me retrouve en face d’une jeune fille dépitée car son amoureux n’est pas en face d’elle (à ma place, donc), mais à côté d’elle, séparé par le couloir. Je dis que je tiens à ma place et m’assieds. Elle a un énorme sac rectangulaire qu’elle place volontairement devant mes pieds et quand je lui demande avec irritation de le ranger ailleurs elle me dit « oui, mais alors c’est mes jambes que je ne sais pas où mettre » et elle les étale sans me laisser d’espace. De plus en plus irritée je lui dis alors que j’ai compris à quoi elle joue, qu’elle continuera jusqu’à ce que je laisse ma place à son petit ami, et que le mieux est que je le fasse rapidement.
J’échange donc avec celle du petit ami, dans un « carré », pousse un paquet de gâteaux qui traîne sur la table là où je suis censée poser mes affaires. Un autre occupant du carré, un jeune homme de 35 ans environs, visiblement beur comme les deux plus jeunes gens avec qui je viens d’avoir cet échange désagréable prend alors la parole : « dites, ce paquet de gâteaux n’est pas à vous, de quel droit vous le déplacez ? ». Je suis sidérée. « Il n’est pas à vous n’est-ce pas ? eh bien il faut demander, c’est ça la politesse ». Je suis toujours silencieuse, le regarde. Il me dit alors : « je sais exactement ce que vous pensez ».
Je crois que c’est cette phrase qui faisait toute la différence. M’installant, je sors le bouquin de Houellebecq que je suis en train de lire, « Soumission », et me plonge dans la lecture, tout en réfléchissant à l’humiliation publique, à la leçon de politesse inversée, tordue, à ce « je sais exactement ce que vous pensez » auquel je n’ai rien répondu (je manque de répartie dans les situations d’agressivité). Je me dis :
– que j’ai été vite hargneuse, sans expliquer les raisons de mes préférences tant je tenais à mon bon droit.
– qu’il a réagi par identification au jeune couple (sa jeune femme est assise en face de lui).
– que passé 50 ans quand on est une femme il faut toujours être gentille et maternelle, sinon on devient vite une sorcière ou une bourgeoise méprisante.
– que je ne suis pas si gentille que ça dans les situations de foule…(et pourquoi).
– que la loi du plus fort n’a jamais cessé de régner.
A Marseille descend la personne assise en face de moi et je prends ostensiblement sa place (pour être dans le sens de la marche).
J’espérais (je pensais) que tous allaient descendre à Marseille – conduite d’arrogance typiquement marseillaise – mais ils ne descendent pas. Au contraire arrive une femme de mon âge, cramoisie, qui demande s’il reste une place libre car son wagon n’a pas de climatisation et elle est avec des enfants. Mon compagnon de voyage est alors tout à fait gentil et prévenant, il enlève son sac du siège à côté de lui, elle va chercher les enfants qui l’accompagnent, mais finira par s’asseoir ailleurs, plus près des deux garçons.
La suite du voyage est sans histoire : à moment donné il s’assied en face de moi côté couloir car le soleil donne sur son bras gauche (comme il donne sur le bras droit du jeune homme qui a pris ma place de l’autre côté) et il fait très chaud (ma place actuelle est tout à fait préférable). Il prend un très grand soin à ne pas me gêner avec ses grandes jambes, un soin visible. Il s’excuse poliment quand il doit me déranger pour s’asseoir à côté de moi, sa jeune femme voulant dormir sur deux sièges.
Moi je lis et je ris par moments devant la malice de Houellebecq, la façon dont il amène le héros à ses redditions, et mon rire est aussi amer que le sien. La place des femmes, leur droit à faire des études supérieures, à travailler…combien de temps faudra-t-il pour que cela soit balayé si le monde bouge du mauvais côté ? Comment hommes et femmes peuvent-ils être heureux et égaux ?
Je pense à mon voisin de banquette, aux humiliations qu’on vit enfant quand on est beur, à l’école, à la télé, à travers sa famille, du fait de son origine. Qui domine au bout du compte : lui ou moi ? Moi bac+10 qui gagne probablement deux fois ce qu’il peut gagner honnêtement. Moi femme française aisée, mais vieillissante, à peu près exclue des rapports de séduction, et donc dévaluée, mais bien à sa place dans un wagon de première. Et lui homme au corps jeune et puissant, à l’agressivité rapide, membre d’un groupe social dont la place est incertaine, difficile.
Je pense à Houellebecq, à la façon qu’il a en romancier de son temps d’interroger encore et encore les rapports de pouvoir, la guerre larvée qui mène nos sociétés, et la façon dont l’amour en est gangréné. La guerre des sexes aussi, l’amour et la haine qui se cachent derrière le désir.