Claire Ceira

engloutis (r)

par claire le 20 février, 2016

le monde est devant soi
soleil qui flotte à moitié dans l’eau des rizières
à la limite d’un ciel cuivré

je t’engage à m’y attendre
avec l’animal qui glisse le long de ton flanc
et son oeil entrevu
comme une petite sphère de chagrin.

ou bien dans le couloir des avalanches et des ruades
pour la naissance du chevreau

garde avec toi ce qu’on emmène partout
les bras qui se balancent
l’eau bue au milieu de la marche
et la carie qui vous écarte
de vos prétentions.

mais ce que tu as : ce mur d’enceinte
cette sorte de rire
ce rayon obscur derrière la montagne
toi seul le maintiens
quand tu t’enfuis
quand tu t’enfonces.

ventre blanc de brochet, nageoires
mouvement tournant
ruisselant.

hortillonnages (r)

par claire le 12 février, 2016

En haut de la rue il y a une barrière, avec un panneau de déviation

je passe tout près de l’embarcadère
par la rue de l’abbé de l’Epée
je passe près du café Du jeu de boules
entre dans l’impasse Marcel.

je ne vais pas sur le parking, je ne prends pas la longue rame écaillée,
je n’enfile pas mes bottes.

je ne prends pas la barque,
je n’y fais monter aucun chien.

Je me souviens de l’eau qui fumait
des feuilles pourrissantes,
l’odeur de l’eau doucement vaseuse
et le vent parfois qui déviait la barque,
les canards volant au-dessus.

chaque mètre de rive, chaque petit terrain
avec ses cultures, ses fleurs et ses adventices
et les longues mèches des saules
traînant dans l’eau

c’est le passé.
comme tous les yeux que j’ai vus.

la rue miroite, un poids lourd a creusé des trous profonds
dans le bitume affaibli.
le gel a laissé cela derrière lui,
et la barrière de dégel, le panneau de déviation jaune.

« Ann » de Fabrice Guénier

par claire le 9 février, 2016

J’ai fini le livre hier.
Quand je l’ai commencé je me suis dit que j’allais en avoir pour très longtemps, parce que c’était de la poésie, et que je ne peux lire ça que très lentement, presque ligne par ligne, page par page, pour donner à chaque image et chaque mot son poids, son empreinte.
Mais finalement c’est aussi un récit, et je l’ai donc lu de façon continue, j’y ai même passé la moitié de mon dimanche.
C’est un livre vraiment puissant, je crois que je n’avais pas ressenti ce genre de chose depuis « La trilogie des confins » de Cormac McCarthy. Peut-être je ne l’aurais pas appelé « roman », mais plutôt « poème », ou « témoignage ». Il m’a semblé qu’il s’agissait de ça : témoigner de l’existence de quelqu’un, de sa présence, témoigner de ce que peut faire vivre l’état amoureux quand il va aussi loin.
Il y a quelque chose à quoi j’avais déjà pensé en lisant les bouquins de Manset (les premiers), cette question du statut d’étranger absolu que prend celui qu’on aime, étranger et en même temps alter-ego, double de soi dans un espace central, commun…et la force de cette double réalité incompatible. Tomber amoureux c’est entrer en pays étranger, avec un guide. Je suppose que c’est encore plus puissant et plus troublant quand l’autre est d’une autre culture, d’un autre pays, d’une autre génération, aussi éloigné qu’il est possible dans son identité. Là on a l’impression que c’est presque un divorce intérieur, la tentation impossible de devenir vraiment l’autre, de devenir comme elle, de s’arracher à ce qu’on est. Et du coup une forme d’horreur pour cette identité qu’on porte, ou en tout cas une étrangeté, un refus des miroirs que renvoient les hommes occidentaux qui sont là, sous les yeux, et des miroirs tout court.
Pourtant on le sent tout le long du livre, ce qu’est le narrateur, son âge, son corps, son origine, et combien il aspirerait à se dissoudre dans le monde qui l’entoure.
Il y a aussi toute une méditation sur la question morale, spirituelle au sens où la jeune fille devient peu à peu par sa façon d’être et de vivre une sorte de « maître », avec encore une fois une inversion du sens commun, des préjugés, des donneurs de leçon.

Mais bon, ce sont encore des idées tout ça, le livre est surtout extrêmement contemplatif, poétique, y compris dans la deuxième partie, la partie de la maladie et de la mort, devant l’horreur. Là encore, l’identité se dissout, parce qu’il devient nécessaire de devenir comme une mère, dans son rôle le plus profond et le plus terrible : accompagner, impuissante, la souffrance et la mort de son enfant, qui – elle – devient de plus en plus petite, réduite à l’état d’un nourrisson presque, et soumise à une torture sans bourreau (sinon Dieu).
Il y a aussi en arrière-plan la question de l’occident, de ce que nous avons fait de nous-mêmes. Et un appel au féminin, à la simplicité, à l’acceptation, au sens de la vie qui serait comme un brouillon toujours à parfaire, vie après vie. Tout le temps, comme un mystère et un leitmotiv : la beauté.

corridor

par claire le 8 février, 2016

petit messager dans le couloir humide
profil égyptien aux oreilles décalées
tu guettes deux choses qui s’opposent
le passage furtif d’une vie-proie
les portes qui se referment.

tes yeux sont des fentes remplies d’eau verte
tu mourras sans qu’on te retrouve
dans un appentis perdu, ou bien dans une canalisation
en attendant
tu guettes l’instant exact
du bond.

les murs sont hauts, le sol trempé
tu t’es posé au seul endroit sec
toutes formes passent près de toi
sans que tu bouges d’un poil

lire dans les flaques
ta divination électrique
des graviers qui ont roulé là
et dans quelques heures, avant le creux de la nuit,
du passant qui te fera fuir.

trou

par claire le 7 février, 2016

deux grosses pierres marquent l’entrée du chemin boueux
qui mène à l’aven, au gouffre.
don Juan est là, il s’appuie à l’arbre le plus proche
il considère la pluie, les plantes
au dessus de la bouche où tout change
ouverte vers le ciel gris.

sur un rocher tout au bord, des spéléologues
ont scellé un piton d’acier
le chemin fait un tour prudent, à distance.

si vous étiez là quelque part invisible
si vous étiez là vous seriez frappé
par le mouvement de la pluie et son bruit discret
remplissant le monde immobile.

le jeu

par claire le 7 février, 2016

enfants, dans des squares en hiver à Paris.
je me souviens des grilles,
comment elles délimitaient l’espace, la végétation, et du portillon de métal peint qui se fermait sous son propre poids, en claquant.
je me souviens des petites fontaines dont il fallait presser le robinet de cuivre, de la nuit qui venait,
des vieilles personnes immobiles sur les bancs, leurs pieds sur le sol sableux.
seule, je m’arrêtais de courir. de l’autre côté de la rue, envahie de bleu : le trottoir, les grands immeubles aux façades indistinctes, et toutes les fenêtres d’or.
à travers les vitres illuminées par la lumière intérieure, on voyait le haut des étagères, le plafonnier, quelques tableaux ou miroirs, les rideaux à contre-jour.
chaque fenêtre différente, d’un jaune plus ou moins pâle, particulier, et la couleur des murs,
parfois des rideaux opaques, tirés sur l’intérieur.
alors, j’étais de nulle part.

âges

par claire le 7 février, 2016

encore le même bus, qui va de la presque montagne, chez moi, à la plage du Mourillon, une femme assise, son petit garçon sur les genoux, avec qui elle converse. la petite grande soeur est à côté, n’écoute rien, se lève, s’accroche à une barre autour de laquelle elle tournoie, dans les cahots. quand sa mère lui demande de revenir elle s’arrête de tourner une seconde, laisse passer, puis reprend son jeu.
deux femmes montent, dont une (la mère), très âgée.
elle s’assied sur l’insistance de sa fille, et regarde l’enfant en face d’elle : « elle croit que je vais lui faire du mal, elle croit que je suis méchante, mais je suis gentille ». la fillette se tait, grands yeux sombres, la mère dit : « elle est timide ».
la vieille dame regarde dehors, demande sans cesse si elle doit se lever, si c’est l’arrêt, sa fille la rassure : « non, ce n’est pas là, encore deux arrêts ».
sous l’abribus éclairé dans la nuit, assis, un beau garçon a la tête baissée sur son portable, ses sombres cheveux tombent de chaque côté de son visage attentif. elle l’a remarqué : « regarde-le, comme il est triste, il a été battu….je n’aime pas qu’on le batte ».
le petit garçon à lunettes, lui, voit la gare illuminée : « pourquoi ils ont pas mis d’étoile ? ils la mettront le soir de Noël »… »
« qu’elle est belle la gare ! » dit la vieille dame…je l’avais dessinée pour l’école ».
« oui, elle est belle » répond le garçon qui évoque ensuite avec sa mère les fêtes qui approchent, les gens qui vont venir. « c’est qui tata Laurette ? » « c’est ma tata à moi », dit sa mère.
les deux enfants font partie d’une crèche vivante. il dit qu’il va tenir un bâton et rester debout, c’est tout. sa soeur, il pense qu’elle va être habillée en bleu, là (il passe la main sur la poitrine de sa sœur), et sur la tête parce que la sainte Vierge est bleue.
la petite ne dit toujours rien, indéchiffrable.

Bus ligne 3

par claire le 7 février, 2016

cette dame d’un certain âge, sûrement rousse autrefois, aux cheveux longs. je l’observe à la dérobée, qui regarde par la vitre défiler les maisons sans grâce, les petits commerces. de chaque côté de son visage deux peignes de plastique relèvent des mèches encore cuivrées, sur fond de chevelure grise.
elle s’est assise près de moi, accompagnée d’une odeur d’ enfance : celle de la pommade rosat.
(on tournait le tube, c’était le seul rouge à lèvres autorisé)
je revois la couleur tendre, translucide (rose ou rouge), et les petites peaux cartonnées sur les lèvres, qui s’amollissaient, se soulevaient dans tout ce gras, et qu’on déchirait doucement, laissant la muqueuse à nu, neuve. je revois les fissures qui s’ouvraient parfois, et saignaient, au milieu de la lèvre inférieure…la couleur du sang un peu orangée, son goût de fer.
ça faisait plus mal de le voir chez une autre fille.

comment les enfants s’occupent de leur corps, de ces petites douleurs qui se perdent à l’âge adulte.

hier

par claire le 7 février, 2016

on roule dans un paysage hivernal, dans les couleurs de l’hiver. les vignes nues, pas encore taillées, avec les hachures serrées des piquets qui se déploient dans le mouvement comme un éventail, les ceps tordus et noirs, les sarments.
la terre de ce pays, couleur de chocolat, retournée, les chênes marcescents dressés devant elle, en dentelles vieilles, comme du XVIIème – on roule dans l’hiver attentif, sous le ciel d’un bleu vibrant.
tout se détache si nettement dans la lumière ; le vent est resté derrière nous.
les façades des petites maisons posées dans la campagne comme des visages aux yeux multiples.
à la radio il y a cette chanson en espagnol, une belle voix, et ce mot qui signifie « poitrine » : pecho.

voyage d’hiver

par claire le 7 février, 2016

on roulait, on descendait, on s’enfonçait dans l’étrange foisonnement de collines de l’Alentejo, vers le sud. Le voyage avait déjà pris son identité, à cause des haltes dans ces stations service presque désertes, où les gens étaient si tranquilles, si disponibles, où on s’interrogeait sur les petits pâtés posés derrière la vitrine, où on buvait du café à la fois serré et doux. Elles n’étaient pas comme partout en Europe, ces stations posées au milieu de rien, entre des villages éloignés : il n’y avait pas beaucoup de plastique ni de métal blanc ou rouge, et plutôt du bois dans la cafétéria.
Après on reprenait la route sous le ciel incertain, mais lumineux. Le relief moutonnant, vert sombre, donnait une idée de pays légendaire, donnait envie d’imaginer des jours et des jours de trajet jusqu’à la mer, jusqu’aux petites villes côtières, petits ports avec leurs remparts et leurs constructions récentes aux volets tous fermés en cette saison. C’était bien d’imaginer les foules du mois d’août dans ces espaces déserts ou presque, devant cette végétation d’hiver, dans ces villes où quelques rares cafés brillaient de quelques guirlandes, silhouettes en manteaux attablées dans la rue.
Il y a eu ce fleuve, qui sert de frontière depuis toujours. On est allés tout au bord, une rivière le rejoignait à cette endroit, comme lui charriant un limon brun presque rouge, qui s’était déposé sur leurs rives et brillait au soleil. Il n’ y avait pas âme qui vive dans ce lieu-là. On regardait le large fleuve, debout à côté de la voiture silencieuse.