tu
par claire le 3 octobre, 2016
Tu fais le tour de la montagne. Il faut traverser un torrent, tu glisses sur les cailloux, tu vois un poisson qui s’incline et brille, disparaît, l’eau est du verre en mouvement.
tu regardes la roche au-dessus, ses plis de velours gris, sa façon d’être comme une robe. tu t’appuies dans un creux tiède, au soleil. de l’autre côté c’est la forêt, il y a des mélèzes, au repos, leurs aiguilles couchées sur le sol roux.
cette montagne, tu y es venu de plusieurs côtés, et par tous les temps. l’hiver elle fait peur, menace de mort, mais respirer sous la neige qui tombe, quelle économie de lumière,
alors
rien n’a d’ombre, ou presque.
rien n’est si facile qu’on l’imagine quand on rêve de loin : marcher dans les prairies, avoir peur des taons qui collent, et ces files de randonneurs sur les sentiers.
Il y a des conversations vraies, y repenser c’est comme regarder la montagne depuis la vallée, avoir envie d’être tout en haut.
ou bien d’être sur le bord d’une falaise, au-dessus du gouffre tapissé de forêts, de sauter et de planer. Elles laissent un vide égal à celui de la montagne, aussi attirant, aussi plein.
Il faut prendre le train : à la sortie du RER, voir dans la gare les images où la montagnge se dresse, à plat sur de grandes feuilles de papier.
tu vas dormir dans le train, et à l’arrivée les choses seront là pour de vrai.
En faisant le tour de cette montagne, qui n’a cessé de s’éloigner de toi, de revenir, en ayant froid aux mains l’hiver, malgré les gants, en ayant vu le torrent gainé de neige mais toujours courant.
En déchiffrant le temps qui glisse sous la couche des nuages, en ayant vu tomber la nuit, en ayant vu le petit car monter le long de la route en lacets. Le gris de l’hiver en longues traînées de pierres, l’effort soutenu des machines et des gens. Le bruit d’un caillou qui dégringole en contrebas du pont, l’appréhension de glisser sur un plaque de glace. A regarder les lumières disséminées la nuit sur le grand flanc noir. A deviner la limite supérieure de la montagne comme ligne séparant les lumières humaines
de celles des étoiles, et un imperceptible changement de valeur dans la noirceur. tout ce qui semble légendaire quand on a roulé longtemps dans la montagne
prête à entrer dans l’hiver.
une attente noire
par claire le 26 septembre, 2016
on attend ce qui est certain, qui vient. le temps comme une coulée de lave basaltique
que rien ne freine ni ne presse.
il suffit d’être – et on y vient
comme assis à l’intérieur du serpent du temps
comme dans un train lent qui avance
dans un paysage triste.
il suffit d’exister et bientôt on y sera
– au bout de la durée
sur la butée.
les modalités exactes sont inconnues, ainsi que le terme
mais c’est très bientôt, c’est tout ce qu’on sait.
un corps qui maintenant dérive
au delà de sa vie, de ses signaux, des adieux
ayant laissé derrière lui la douleur
flottant sur le grand fleuve
avant la chute, comme un fétu.
imaginés
par claire le 25 septembre, 2016
(plusieurs de ces poèmes sont en vers librement arithmonymes. Ils sont inspirés d’un livre de photographies de Christian Vogt : « Photographics essays on space »).
matin
ouvre la
gueule chien de la maison 26b
dans le matin sans être humain
dans le matin au lierre mouillé
au bord de la voie ferrée.
ouvre la gueule pour que le
monde sorte et se déplie lentement
dans la brume qui s’efface
le train a disparu son bruit
est dissous aussi.
je ne sais pas, tu bailles
ou aboies sur la photo muette
l’humidité pénètre mes manches
fraîcheur de la forêt derrière,
du soleil invisible.
la maison 26b près des voies
son toit si enfantin sa cheminée
et près d’elle ce mur
globuleux obscur solide, ses barbelés rouillés
où sont-ils ?
chien créateur
l’odeur de tes poils humides
il faudrait voyager pour la connaître
glisser les doigts dans leur grisaille
risquer la main vers ta tête.
escalier
un grand mur dont une partie
est tapissée d’un lierre fatigué,
l’autre – en triangle vertical – moussue
trace probable d’un ancien bâtiment
fait comme un rêve d’escalier
des marches de ciment en perspective
vers un point impossible du mur
la mousse brodant contre le lierre
ses festons d’un jaune-vert militaire
paisible et têtu
comme la trace à déchiffrer, persistante
des projets auxquels on a renoncé.
un jour on démolit – les gravats
retournent à leur état sableux – le
liant gris se perd dans l’eau
la pluie froide. les mois suivants
les enfants qui venaient grimper là
repartent ou traînent, cherchant des restes
de petites choses cassées mais secrètes
oubliées par les déblayeurs.
son
tout est gris
ou blanc ou noir :
la grande bâtisse avec ses
mansardes et son toit d’ardoises mécaniques
les arches de béton en dessous supportant une passerelle
les arbres (des bouleaux graciles dénudés) – le trait blanc au milieu des troncs noirs, sinueux
les réverbères éteints et le ciel.
il y a une grande intensité de désir dans l’image, comme celle d’un couple qui viendrait là en fin de journée
et pour eux seuls l’absence de beauté serait une vibration puissante,
sans mouvement. rien qui monte ou vienne
une vibration dans le ciel.
tandis qu’ils ont ouvert la porte
gravi l’escalier intérieur
qu’ils sont entrés dans cet appartement situé au centre de la bâtisse
et ont refermé la porte.
industrielle
ça a été construit
pour servir à quelque chose, pour servir d’abri à des machines
il est trois heures de l’après-midi, c’est un dimanche.
A huit heures du matin demain les fenêtres carrées, hautes
déverseront une lumière blanche vers laquelle se presseront les gens
qui servent ces machines.
le ciel sera d’un bleu sombre
on devinera à peine le rose rouillé et atténué des grands murs, les traînées.
Les fenêtres plus basses et plus petites auront un jaune différent
pour d’autres machines ou des bureaux
et au ras du sol
les fenêtres de la cave seront encore éteintes.
Certains dont les silhouettes toutes semblables se hâtent
auront vu cette façade 200 fois cette année
en arrivant, plus ou moins éclairée selon la saison
et la verront ainsi 200 fois 40 ans.
Et quand l’usine sera désaffectée
ce qui ne manquera pas d’arriver
ils passeront encore
et la regarderont avec son vide
ses fenêtres cassées, béantes
et l’aimeront comme on voit son ennemi mort
et tout ce qu’il vous a fait vivre.
if
si on avait une grande demeure
entre les arbres colorés d’octobre
aux murs saumon aux volets verts
si la limite basse des nuages
se noyait dans le haut des
arbres.
si on avait quatre jeunes enfants
courant dans les escaliers ou dormant
dans les chambres jouets en désordre
si on avait même une bonne –
dont la chambre serait un espace
interdit
le seul de la maison entière –
que les enfants auraient parfois entrevu
à travers la porte bleue entrouverte
un lit une armoire à glace
un chemisier posé sur le lit
froissé.
tandis qu’ils l’appellent timidement
et aussitôt elle apparaît, cache tout.
c’était le début du siècle
elle avait grandi dans la demeure
elle aimait les enfants, n’en
aurait pas.
abri
une maison de pierres sèches
une ancienne porte condamnée, une fenêtre haute
une statue de la vierge ou d’une sainte quelconque, plus loin
sous une falaise et des buissons en surplomb
pas de ciel
une étrange construction métallique, grise aussi.
la falaise est faite de la même pierre, sur laquelle la pluie a dessiné des flammes puissantes et noires. on devine de quelle façon chaque bloc après bloc s’est effondré, il y a très longtemps, par le relief en creux qu’il a laissé. La petite maison (ou la chapelle) est comme tranchée elle aussi, on dirait qu’elle a perdu la moitié d’elle-même, ou qu’on a oublié de la construire, ou qu’on n’avait pas assez de temps et d’argent.
mais la ligne inclinée de son toit prolonge l’oblique d’une faille, derrière elle.
le lierre semble couler de cette pente.
la statue a la tête inclinée
du même côté.
orages
par claire le 18 septembre, 2016
…tout à l’heure, par la fenêtre ouverte de mon bureau qui est au rez-de-chaussée, dans l’après-midi orageuse, je voyais un pan de ciel bas, chargé et – de dos – une fillette au tee-shirt fuschia esquissait une chorégraphie hésitante. Sa longue queue de cheval noire, ses gestes graciles sans affectation, elle semblait chercher. J’ai admiré un instant son dos brun, je me suis levée, j’ai vu alors les deux femmes âgées assises sur le muret qui la regardaient. Quelques gouttes tombaient en traversant les feuilles sèches des platanes, auxquelles ni les enfants ni les adultes ne prêtaient attention. La chaleur qui mettait tout le monde en sueur est tombée d’un coup, emportée par un grand vent frais qui se levait.
Et ce soir je regarde dans la nuit l’isthme de Sablettes, au loin. Le pluie tombe avec douceur sur le jardin, le ciel nocturne est ouaté de brun, frangé, traversé d’éclairs vagues, presque sans tonnerre. Les odeurs sont incroyables, il n’a pas plu depuis des mois.
Et puis soudain c’est une trombe, je dois reculer. L’eau fait comme une brume dans l’olivier le plus proche, dans laquelle étincellent, à la lumière orangée de la rue, les feuilles immobiles, diamants et larmes.
matrice (r)
par claire le 16 septembre, 2016
qu’est-ce qui me trouble tant
quand tu dis « je » ?
l’endroit où plonge Moby Dick,
sous la lourde lune penchée, le ciel couleur de prune
fait un pli, une paupière.
Moby dit « je » – et plonge.
l’instant d’après la mer est lisse, on ne peut qu’imaginer
son corps marbré dans l’épaisseur de l’eau
la plongée oblique.
son corps où va-t-il,
quand tu dis « je » ?
les mers sont toutes étrangères.
après quelques jours on ne sait plus rien du pays quitté
dans le froid de l’eau le choc de l’étrave
sourd – cogne chaque vague.
Tu dis « je »,
ta blancheur plonge dans le noir.
anima(l)
par claire le 19 août, 2016
je suis arrivée par hasard devant la maison
la route faisait une grande courbe dans ce matin de printemps,
je l’ai vue au dernier moment.
depuis la route un chemin droit bordé d’herbe
pas de jardin, seulement l’herbe tout autour
la terre caillouteuse
et loin derrière une grande barre de roche ocre
qui se perdait dans l’horizon.
cette maison était pour moi
c’était une maison étrangère
flottait dans l’air tout autour une odeur
dont j’avais perdu le souvenir.
arrivant là, j’ai laissé tomber quelque chose, dans l’entrée
une forme de solitude
dont je ne m’étais pas rendu compte
cette détestation que j’avais de moi, qu’on a tous.
en visitant la maison
il y avait des traces partout.
les murs intérieurs l’embrasure des portes
ce qu’on voit à travers les vitres voilées de poussière
du dedans vers l’extérieur, le paysage
et me saisissait à chaque changement de pièce
l’adieu des habitants.
elle était comme un chien à l’attache
la tête sur ses pattes
tourné du côté de ce qui vient.
quand je suis entrée,
l’attente s’est suspendue.
pièce après pièce la géométrie intérieure, le seuil des portes, les quelques meubles encore adossés aux murs, l’ouverture large des fenêtres, et ce dont on a choisi de couvrir les murs autrefois.
tandis que tu poursuis l’exploration, et la reprends pour tout voir, que tu piétines les miettes de temps tombées sur le sol, tu la sens qui lentement rétrécit, s’approche.
tu t’assieds, les murs te touchent, souples et obéissants comme des vêtements. l’histoire de la maison elle aussi contre ta peau et tes propres défauts. et bientôt c’est le dehors qui vient s’accoler : le ciel d’un bleu brûlant, l’ocre des pierres, le silence de la campagne vide, et même l’arbre qui verse son ombre brunie sur le toit.
tu es assis sur cette chaise que tu n’as jamais connue et encore moins achetée
pour la première fois invulnérable.
sol y sombra
par claire le 18 juillet, 2016
De l’autre côté du lac
le soir s’avance
les vaguelettes là-bas sont plus douces
les pédalos ne bougent plus.
Ici, où nous sommes bien vivants,
chaque caillou s’appuie sur son ombre
comme une petite foule arrêtée
en croissant sur le bord de l’eau
brillant d’un vernis humide.
J’ai tourné ma chaise de côté
le soleil finit de dorer la page
de ce livre où je lis quelque chose qui me réjouit.
Des nouvelles venues de l’autre côté,
il n’y en a plus
et c’est normal puisque l’ombre
y a tout changé en presque nuit.
Bientôt je vais fermer le livre et rejoindre la maison
avec ses murs et ses portes,
la délicate pellicule des vitres
où le couchant peint un tableau éclatant.
La maison est encore au soleil,
dans la nuit elle allumera d’autres lumières.
Mais près d’elle
ce lac
partagé d’obscurité.
True love waits (d’après Radiohead)
par claire le 27 juin, 2016
le vrai amour attend
près de la rivière
près du lavoir où personne ne lave
et où les algues laissent aller leur cheveux verts dans le courant.
le vrai amour ne peut aller nulle part, il est de garde
il faut qu’il puisse donner à boire, baigner.
il veille en haut de la grange
près du trou dangereux où on bascule le foin
mêmes grains de blé oubliés
même nourriture de poussière
le vrai amour n’a jamais trop chaud
il flaire l’odeur qu’on aime.
le vrai amour vit dans sa propre maison, rivière, grange.
maison folle
par claire le 27 juin, 2016
cela
vous fait entrer dans la folie du monde
pencher la tête du même côté que l’arbre
et sentir le vent du désert qui ruine les canaux des feuilles.
c’est se sentir suspendu
sans sol ni jambes
tentant de s’allonger de tout son long sur ce courant qu’on ne comprend plus.
le cadenas de la petite clef familière on l’a perdu depuis longtemps
le vent ne s’ouvre plus à cette porte-là.
il souffle seulement à l’intérieur
il tourne et tourne dans la maison imperméable
arrache les tableaux des murs et ouvre le lit,
ne fera pas le tour de la terre.
elle
coincée dans la cheminée,
en haut du toit brandit la clef d’un coffret dérisoire,
noire de suie.
nocturne
par claire le 11 avril, 2016
il m’arrive d’écrire encore dans ma tête, car rien ne remplace pour moi ces lettres, leur voix intérieure, leur appel vide. et rien ne remplace l’attente vide, sa puissante densité.
je ne les adresse pas, il n’en est plus question.
ce serait absurde et je suis allée loin dans le beau pays de l’absurdité, allée et revenue.
et je me repose dans l’oubli de cette question. dans ma patrie non-absurde.
mais je suis amputée, c’est évident, du membre fantôme
irrigué de ce courant-là.
je suis dans cette pièce où quelqu’un dort. la ville est tout autour – après la pluie, la nuit. tous ces kilomètres que je fais, pour voir mes enfants, mes amis.
j’ai moi-même fermé la frontière trouble
pour le temps de cette vie.
je ne reverrai plus jamais la maison des origines
ni les longs jeux dans le soir
ni ceux que j’ai suivis, d’île en île boueuse, et sans me laisser voir
ni la voix qu’appelaient ces lettres.