Babel 2
par claire le 14 décembre, 2016
à côté du tas de compost elle dort
deux mouches sous son cou.
ailes grises d’un ange si bien repliées
dors, oiseau, dors ma belle, roucoule ailleurs
bientôt tu pueras
je reviendrai voir ton fin squelette.
vois la fille courir
sur la plage de sable noir
sautant vers la lumière du nord
bondissante, le soleil gris s’est endormi, aussi
le corps de la fille est une lumière
ses cheveux roux
elle pourrait être nue, sans rien changer.
on n’est ni du nord ni du sud
les larmes montent quand même
devant des larmes sincères.
dreamed a dream
par claire le 3 décembre, 2016
DREAMED A DREAM
Ce que je voulais écrire d’abord était lié à une erreur : à cause de la reprise de la chanson par les Dubliners, les Pogues, mais surtout parce que je l’avais entendue chanter pour la première fois par un irlandais, j’ai cru que « Dirty old town » était une chanson irlandaise, qu’Ewan Maccoll l’était.
Or il est né en Angleterre, d’origine écossaise, et il y a toujours vécu. Ce qu’il chante, avec l’accent, la voix, la musique de ses origines, ce sont les luttes d’une ville ouvrière anglaise. Un celte chante des luttes de pauvres, les lieux disgraciés où ils ont dû aller vivre, les montagnes alentour et les errances, des histoires d’amour.
En y réfléchissant je me suis dit que j’allais suivre ces deux pistes, celle du déracinement et de la fidélité, celle des combats, et que finalement ce serait en accord avec son chant.
——————————–
Voilà que je te retrouve, monde enfoui, r roulés du gaélique, corps à la peau blanche, hair noir, yeux d’eau.
un monde d’herbe et de cils, de pierres grises lourdement imbriquées dans la nuit des temps, auquel je n’appartiens pas, que je n’ai pas goûté, où je ne suis pas née, où je n’ai pas vécu.
d’une langue que je n’entends jamais dans la rue et qui pourtant roule dans le tambour de mon oreille – avec ses heurts et sa fluidité, ses raucités – qui me laisse sur son bord.
rêve de raclures d’or s’éteignant au fond d’un marais de tourbe, des hachures de pluie au-dessus, du ciel qui aspire le regard.
et les traits couchés des accents, comme des serrures minuscules sur les noms, les volutes sur les croix.
——————
tout cela semblait s’être dissous dans des villes étrangères, après la famine et finalement l’exil.
mais pas vraiment, non – ayant fait un pas en arrière et laissé le devant de la scène aux devoirs de survie, à des pauvretés moins radicales, à des guerres de crépuscule urbain, des corps écrasés dans les files d’attente, ou dans la boue.
quand on quitte son pays une alchimie intérieure doit faire un alliage, entre ce qui ne sera pas oublié et ce qu’il va falloir vivre.
——————-
et plus loin encore, partout : juifs, celtes, gitans, peuples en mouvement constant, de la harpe ou du violon, du chant qui déchire et de l’humour qui crache en riant – peuples destitués.
chassés par la faucheuse de leurs minuscules maisons, des champs caillouteux et des cours grises ; tuberculeux, entourés de chiffons, leurs fils, ces garçons maigres, nostalgiques.
peuples des exodes où l’on part sans rien prendre, sinon les petits enfants et les vieillards, serré de près par la peur.
des titanics de caoutchouc, errances sur une mer froide, sans ports ouverts, marches en files trempées le long des routes.
gibiers de toutes les polices, de toutes les erreurs et terreurs du monde, de tous les voleurs, gibiers de camps.
———————-
dès qu’ils ont les pieds posés dans un coin de ville, la marche terminée, installés dans les petites grottes d’immeubles insalubres, se déversant dans la rue, reviennent les talents.
musiques qui s’accélèrent et chants par-dessus la tête, danse.
la langue que les autres ne comprennent pas
ils vont chercher du travail, le trouvent, le perdent. perdent peu à peu la vie.
certains des enfants se mettent à chanter, à écrire…
———————–
pourquoi ces chants ont-ils une telle intensité, pourquoi leurs cris sont-ils si profonds, si violents et subtils, accordés à la vérité des règles illisibles du monde, tel qu’il va ? cette alliance de l’éclat et du sourd, du noir absolu et de la lumière des yeux, du sang des lèvres, du rire et de la mort. de quelle terre avons-nous été chassés pour pouvoir les entendre ainsi au plus profond de notre âme ? de quel pays privé de nom, de quelle appartenance oubliée ?
votre malheur, vous l’offrez à nos sens perdus, pour que nous retrouvions le nôtre, et notre colère aussi….nous sommes spoliés de nos personnes, de nos amours et du vrai temps de notre vie. nous sommes privés de notre honte, de derrière nos fenêtres elle nous revient à travers vos yeux. vous avez marché pour nous redonner la clef de la porte, et vous chantez pour que nous tentions de nous débrouiller de la mort.
chien et loup
par claire le 21 novembre, 2016
avant d’allumer les lampes
j’ai laissé la lumière grise
du crépuscule entrer par la grande baie
– elle a envahi la pièce
j’ai ouvert pour que la rumeur
de la pluie entre aussi.
elle disait que tu n’existes plus
depuis longtemps, que ton âme
s’est réfugiée dans la pluie
dans toutes les pluies qui tombent
sur les toits d’hôpitaux sur les champs labourés déserts
les arbres tendant au ciel leurs mains, sur le petit bassin
sur les enfants sortant de leur maison,
et les camions
qui filent rugissant dans la nuit
un homme au volant.
l’homme assis engloutit la route
les stations service et les rond-points
fuit la montée du jour inexorable
derrière les gerbes que ses roues soulèvent,
comme un guerrier mort que la défaite
n’a pas libéré de la guerre.
Pourtant
je parle encore avec toi,
dans la pluie.
focale (5)
par claire le 19 novembre, 2016
Je me souviens de tout, du jour maussade, de l’heure exacte. J’étais sur le trottoir j’attendais pour traverser la rue.
J’ai entendu le long coup de frein, mais pas le choc. La scène s’est arrêtée avec ce petit garçon sur la chaussée, je revois le sang qui coulait de son oreille, sa mère qui s’agitait si lugubrement, ses gestes insensés, son visage qui se tournait vers nous. Et ces deux hommes en face de moi immobiles, massifs, complètement inexpressifs. L’un, très gros, avec une épingle à nourrice pour retenir son col ressemblait au forgeron de mon enfance, au village. L’autre avait une bouche aux lèvres lisses, non ourlées, comme celles d’un garçon que j’ai aimé. Je les regardais, l’idée folle m’a traversée qu’ils étaient les messages de la mort, des sortes d’anges indifférents et massifs. Puis je me suis précipitée pour chercher des secours, j’étais sortie sans mon sac.
focale (4)
par claire le 15 novembre, 2016
On visitait New York. On avait tout vu ou presque. L’étonnante ville, prise dans tous ses bras de fleuves, avec ces ponts sans fin qui se lançaient, les tours crénelant le ciel, et la porte invisible grande ouverte sur l’océan miroitant, ses îles, sa Statue. On avait parcouru les rues pleines d’arbres des vieux quartiers, pris des ascenseurs interminables, vu des panoramas où la brume atténuait de tous côtés l’horizon. On avait mangé grec, italien et russe.
En cette fin d’après-midi je l’ai laissé à l’hôtel, et j’ai pris le métro vers un coin de la ville encore non exploré. Dès la sortie, débouchant dans la rue, j’ai compris qu’il n’y aurait rien d’admirable à voir là. Une atmosphère de pauvreté et de désoeuvrement, des gens qui me regardaient passer depuis leurs portes. La crasse, et les célèbres escaliers extérieurs en métal, noirs sur le ciel blanc. Je marchais vite comme si j’allais quelque part, traversant rue après rue, intéressée.
C’est là que je l’ai vu : assis sur la bordure du trottoir, les fesses en équilibre, dans la rue étroite. Il parlait, comme on parle à quelqu’un, à un chaton pelotonné en face de lui, qui écoutait. J’ai suspendu mon pas une seconde, il m’a jeté un coup d’œil, le chaton a déguerpi.
Je suis repartie, emportant avec moi l’empreinte hostile de son regard.
focale(3)
par claire le 15 novembre, 2016
La vieille maison s’est effondrée pendant la nuit, toute seule, il ne reste qu’un bout de façade encadrant la porte, et des amas de briques derrière.
Les voisins dormaient et ne se sont pas réveillés, il est vrai que les maisons habitées les plus proches sont au moins à trente mètres. Tout autour d’elle il n’y a plus que des terrains vagues, elle était seule encore debout, avec sa grande ouverture bouchée par de la tôle.
La poussière est retombée dans la nuit noire, lentement, personne pour la voir, et ce matin elle poudre tous les abords, le trottoir inégal, les buttes de terre où poussent de maigres touffes. Il voit sa soeur et ses deux copines passer devant, elles ne le voient pas. Il est assis dans un recoin de l’autre côté de la rue. Hier encore, il était entré pour nourrir le jeune merle, se faufilant entre la tôle et l’embrasure de la porte. L’oiseau commençait à prendre des forces, dans sa boîte à chaussures.
focale (2)
par claire le 15 novembre, 2016
Le vendeur de pommes a un mouchoir blanc noué autour du cou, c’est un pauvre homme. Il attend tout le jour à côté de son panier, les légumes sont de l’autre côté. Il a plusieurs espèces d’arbres dans son verger, m’a-t-il expliqué, qui produisent de juillet à novembre…après il y a les pommes de garde qu’on met au cellier, qui lentement se chargent en sucre, jusqu’en janvier.
Ce matin je suis passée et j’ai voulu parler encore avec lui, mais il était étrange. Il semblait avoir peur de quelque chose, le regard fuyant, les yeux hantés. Il m’a dit qu’il avait eu « une crise », hier soir. Il avait vu un homme qui autrefois lui avait fait du mal, dont il rêvait parfois. Cet homme était là, dans la boutique, pour de vrai, à le regarder sans rien dire, puis il était parti.
Je suis revenue ce soir en rentrant du travail. Il s’était endormi contre son panier. Juste à côté de lui, sur le mur, un petit garçon dessinait à la craie un personnage, un homme avec un chapeau, aux yeux écarquillés, braqués.
Je le connais cet enfant, il traîne tout le temps, avec son visage maigre et son regard trop profond, cerné.
focale (1)
par claire le 14 novembre, 2016
A la fin on s’est tous retrouvés sur la terrasse couverte. Les deux garçons ensemble, silencieux, leurs corps sur le rebord de pierre, genoux pliés ; les deux hommes parlant de pêche, d’un certain endroit de la rivière plus propice ; les deux chiens qui se tournaient autour.
nous les deux filles adossées à la même fine colonne, on avait bu toute l’eau de la bouteille.
Personne ne se regardait. La chaleur était encore forte, le soleil ne faisait qu’une fine ligne au bord, on ne se décidait pas à rentrer.
On suivait des yeux les ombres des peupliers, noires, qui semblaient fuir leurs troncs si droits et se perdaient sur la courbe de la colline. Ma peur était tombée depuis longtemps mais je sentais encore en moi les vibrations. On était tous liés.
coques
par claire le 19 octobre, 2016
Il y a cette porte, devant laquelle sont posés des rayonnages, vides. On voit apparaître entre deux rayons la poignée : vieille porcelaine, laiton.
– Qu’est-ce qui t’a pris de mettre une étagère à cet endroit-là ? demandes-tu à l’occupant des lieux. As-tu condamné cette porte ? Ou bien préfères-tu la regarder à travers cet obstacle, où tu posais des livres autrefois ? Et où sont-ils, ces livres ?
– C’étaient des livres de bibliothèque, je les ai rendus depuis longtemps, et n’en garde qu’un vague reflet intérieur. Des bribes de récit : des bords de mer où l’après-midi touche à sa fin, des scènes entre personnages privés de quelque chose qu’ils ont amèrement cherché. Des meurtres dans la boue. L’eau d’un seau de plastique où un enfant trempe son râteau. Des chiens. Mais surtout si je me souviens bien des pays entiers, bruns et verts, qu’un homme parcourait dans de grandes fatigues, avec beaucoup de persévérance, et finalement il arrivait bien quelque part. Il y a des films mêlés à tout ça, d’ailleurs.
Cela ne fait pas écran devant la porte, bien au contraire, elle montre encore mieux la rondeur de son bouton brillant, elle lisse bien mieux les rectangles de ses panneaux. Et ainsi je garde une partie de ma maison neuve – à comprendre, ou peut-être sera-t-elle investie par quelque inconnu. Cette porte est fermée à clef, je crois, la clef de l’autre côté.
– Et l’autre côté, tu n’y es jamais allé ? Ou tu as oublié ?
– Je crois que j’y allais avant. J’avais nettoyé les vitres couvertes de poussières avec de l’eau et du papier journal. J’avais mis un bouquet de fleurs cueillies dans l’herbe, à l’époque où la maison était à la campagne, à l’époque où j’aimais faire ce genre de choses. J’avais balayé et souvent eu peur d’être découverte là. Le piano était désaccordé, et le son si particulier….c’était le son de cette partie de la maison. Des habitants qui l’avaient acheté et avaient rêvé d’être des virtuoses, sûrement, et sûrement renoncé assez vite. Ainsi, le son si aigre, si hésitant pleurant et beau de ces touches – dont certaines avaient perdu leur ivoire – faisait parfaitement sentir le temps très long où la pièce était restée inhabitée.
Il va bien falloir vider ces pièces, jeter le piano inaccordable, et ne laisser veiller interminablement derrière les volets fermés que le sol, les murs.
Alors j’ensacherai la maison entière, avec ses deux espaces et je pourrai prendre une longue distance :
l’herbe mouillée de l’automne, le ciel couleur de paille au-dessus des bois noirs, les oiseaux.
l’air
par claire le 19 octobre, 2016
formes –
et leur écho en dedans
comme l’ombre de l’arbre sur l’immeuble,
le halo qui brillait
autour de la lune blanche hier soir
paroles qui stagnent
entre deux eaux
dans la mémoire
ces photos sous mes yeux,
l’esprit de celui qui les a prises
si proche,
comme des coïncidences
tout cela nage
sans se faire prendre
infuse l’air tout autour
assise derrière la table en mosaïque
soleil, absence de soleil
vent puissant ou grand calme
on est toujours pareille,
les coudes appuyés
quelque chose
remplit l’air au-delà des vitres,
dans le paysage bien connu.