focale (2)
par claire le 15 novembre, 2016
Le vendeur de pommes a un mouchoir blanc noué autour du cou, c’est un pauvre homme. Il attend tout le jour à côté de son panier, les légumes sont de l’autre côté. Il a plusieurs espèces d’arbres dans son verger, m’a-t-il expliqué, qui produisent de juillet à novembre…après il y a les pommes de garde qu’on met au cellier, qui lentement se chargent en sucre, jusqu’en janvier.
Ce matin je suis passée et j’ai voulu parler encore avec lui, mais il était étrange. Il semblait avoir peur de quelque chose, le regard fuyant, les yeux hantés. Il m’a dit qu’il avait eu « une crise », hier soir. Il avait vu un homme qui autrefois lui avait fait du mal, dont il rêvait parfois. Cet homme était là, dans la boutique, pour de vrai, à le regarder sans rien dire, puis il était parti.
Je suis revenue ce soir en rentrant du travail. Il s’était endormi contre son panier. Juste à côté de lui, sur le mur, un petit garçon dessinait à la craie un personnage, un homme avec un chapeau, aux yeux écarquillés, braqués.
Je le connais cet enfant, il traîne tout le temps, avec son visage maigre et son regard trop profond, cerné.
focale (1)
par claire le 14 novembre, 2016
A la fin on s’est tous retrouvés sur la terrasse couverte. Les deux garçons ensemble, silencieux, leurs corps sur le rebord de pierre, genoux pliés ; les deux hommes parlant de pêche, d’un certain endroit de la rivière plus propice ; les deux chiens qui se tournaient autour.
nous les deux filles adossées à la même fine colonne, on avait bu toute l’eau de la bouteille.
Personne ne se regardait. La chaleur était encore forte, le soleil ne faisait qu’une fine ligne au bord, on ne se décidait pas à rentrer.
On suivait des yeux les ombres des peupliers, noires, qui semblaient fuir leurs troncs si droits et se perdaient sur la courbe de la colline. Ma peur était tombée depuis longtemps mais je sentais encore en moi les vibrations. On était tous liés.
coques
par claire le 19 octobre, 2016
Il y a cette porte, devant laquelle sont posés des rayonnages, vides. On voit apparaître entre deux rayons la poignée : vieille porcelaine, laiton.
– Qu’est-ce qui t’a pris de mettre une étagère à cet endroit-là ? demandes-tu à l’occupant des lieux. As-tu condamné cette porte ? Ou bien préfères-tu la regarder à travers cet obstacle, où tu posais des livres autrefois ? Et où sont-ils, ces livres ?
– C’étaient des livres de bibliothèque, je les ai rendus depuis longtemps, et n’en garde qu’un vague reflet intérieur. Des bribes de récit : des bords de mer où l’après-midi touche à sa fin, des scènes entre personnages privés de quelque chose qu’ils ont amèrement cherché. Des meurtres dans la boue. L’eau d’un seau de plastique où un enfant trempe son râteau. Des chiens. Mais surtout si je me souviens bien des pays entiers, bruns et verts, qu’un homme parcourait dans de grandes fatigues, avec beaucoup de persévérance, et finalement il arrivait bien quelque part. Il y a des films mêlés à tout ça, d’ailleurs.
Cela ne fait pas écran devant la porte, bien au contraire, elle montre encore mieux la rondeur de son bouton brillant, elle lisse bien mieux les rectangles de ses panneaux. Et ainsi je garde une partie de ma maison neuve – à comprendre, ou peut-être sera-t-elle investie par quelque inconnu. Cette porte est fermée à clef, je crois, la clef de l’autre côté.
– Et l’autre côté, tu n’y es jamais allé ? Ou tu as oublié ?
– Je crois que j’y allais avant. J’avais nettoyé les vitres couvertes de poussières avec de l’eau et du papier journal. J’avais mis un bouquet de fleurs cueillies dans l’herbe, à l’époque où la maison était à la campagne, à l’époque où j’aimais faire ce genre de choses. J’avais balayé et souvent eu peur d’être découverte là. Le piano était désaccordé, et le son si particulier….c’était le son de cette partie de la maison. Des habitants qui l’avaient acheté et avaient rêvé d’être des virtuoses, sûrement, et sûrement renoncé assez vite. Ainsi, le son si aigre, si hésitant pleurant et beau de ces touches – dont certaines avaient perdu leur ivoire – faisait parfaitement sentir le temps très long où la pièce était restée inhabitée.
Il va bien falloir vider ces pièces, jeter le piano inaccordable, et ne laisser veiller interminablement derrière les volets fermés que le sol, les murs.
Alors j’ensacherai la maison entière, avec ses deux espaces et je pourrai prendre une longue distance :
l’herbe mouillée de l’automne, le ciel couleur de paille au-dessus des bois noirs, les oiseaux.
l’air
par claire le 19 octobre, 2016
formes –
et leur écho en dedans
comme l’ombre de l’arbre sur l’immeuble,
le halo qui brillait
autour de la lune blanche hier soir
paroles qui stagnent
entre deux eaux
dans la mémoire
ces photos sous mes yeux,
l’esprit de celui qui les a prises
si proche,
comme des coïncidences
tout cela nage
sans se faire prendre
infuse l’air tout autour
assise derrière la table en mosaïque
soleil, absence de soleil
vent puissant ou grand calme
on est toujours pareille,
les coudes appuyés
quelque chose
remplit l’air au-delà des vitres,
dans le paysage bien connu.
tu
par claire le 3 octobre, 2016
Tu fais le tour de la montagne. Il faut traverser un torrent, tu glisses sur les cailloux, tu vois un poisson qui s’incline et brille, disparaît, l’eau est du verre en mouvement.
tu regardes la roche au-dessus, ses plis de velours gris, sa façon d’être comme une robe. tu t’appuies dans un creux tiède, au soleil. de l’autre côté c’est la forêt, il y a des mélèzes, au repos, leurs aiguilles couchées sur le sol roux.
cette montagne, tu y es venu de plusieurs côtés, et par tous les temps. l’hiver elle fait peur, menace de mort, mais respirer sous la neige qui tombe, quelle économie de lumière,
alors
rien n’a d’ombre, ou presque.
rien n’est si facile qu’on l’imagine quand on rêve de loin : marcher dans les prairies, avoir peur des taons qui collent, et ces files de randonneurs sur les sentiers.
Il y a des conversations vraies, y repenser c’est comme regarder la montagne depuis la vallée, avoir envie d’être tout en haut.
ou bien d’être sur le bord d’une falaise, au-dessus du gouffre tapissé de forêts, de sauter et de planer. Elles laissent un vide égal à celui de la montagne, aussi attirant, aussi plein.
Il faut prendre le train : à la sortie du RER, voir dans la gare les images où la montagnge se dresse, à plat sur de grandes feuilles de papier.
tu vas dormir dans le train, et à l’arrivée les choses seront là pour de vrai.
En faisant le tour de cette montagne, qui n’a cessé de s’éloigner de toi, de revenir, en ayant froid aux mains l’hiver, malgré les gants, en ayant vu le torrent gainé de neige mais toujours courant.
En déchiffrant le temps qui glisse sous la couche des nuages, en ayant vu tomber la nuit, en ayant vu le petit car monter le long de la route en lacets. Le gris de l’hiver en longues traînées de pierres, l’effort soutenu des machines et des gens. Le bruit d’un caillou qui dégringole en contrebas du pont, l’appréhension de glisser sur un plaque de glace. A regarder les lumières disséminées la nuit sur le grand flanc noir. A deviner la limite supérieure de la montagne comme ligne séparant les lumières humaines
de celles des étoiles, et un imperceptible changement de valeur dans la noirceur. tout ce qui semble légendaire quand on a roulé longtemps dans la montagne
prête à entrer dans l’hiver.
une attente noire
par claire le 26 septembre, 2016
on attend ce qui est certain, qui vient. le temps comme une coulée de lave basaltique
que rien ne freine ni ne presse.
il suffit d’être – et on y vient
comme assis à l’intérieur du serpent du temps
comme dans un train lent qui avance
dans un paysage triste.
il suffit d’exister et bientôt on y sera
– au bout de la durée
sur la butée.
les modalités exactes sont inconnues, ainsi que le terme
mais c’est très bientôt, c’est tout ce qu’on sait.
un corps qui maintenant dérive
au delà de sa vie, de ses signaux, des adieux
ayant laissé derrière lui la douleur
flottant sur le grand fleuve
avant la chute, comme un fétu.
imaginés
par claire le 25 septembre, 2016
(plusieurs de ces poèmes sont en vers librement arithmonymes. Ils sont inspirés d’un livre de photographies de Christian Vogt : « Photographics essays on space »).
matin
ouvre la
gueule chien de la maison 26b
dans le matin sans être humain
dans le matin au lierre mouillé
au bord de la voie ferrée.
ouvre la gueule pour que le
monde sorte et se déplie lentement
dans la brume qui s’efface
le train a disparu son bruit
est dissous aussi.
je ne sais pas, tu bailles
ou aboies sur la photo muette
l’humidité pénètre mes manches
fraîcheur de la forêt derrière,
du soleil invisible.
la maison 26b près des voies
son toit si enfantin sa cheminée
et près d’elle ce mur
globuleux obscur solide, ses barbelés rouillés
où sont-ils ?
chien créateur
l’odeur de tes poils humides
il faudrait voyager pour la connaître
glisser les doigts dans leur grisaille
risquer la main vers ta tête.
escalier
un grand mur dont une partie
est tapissée d’un lierre fatigué,
l’autre – en triangle vertical – moussue
trace probable d’un ancien bâtiment
fait comme un rêve d’escalier
des marches de ciment en perspective
vers un point impossible du mur
la mousse brodant contre le lierre
ses festons d’un jaune-vert militaire
paisible et têtu
comme la trace à déchiffrer, persistante
des projets auxquels on a renoncé.
un jour on démolit – les gravats
retournent à leur état sableux – le
liant gris se perd dans l’eau
la pluie froide. les mois suivants
les enfants qui venaient grimper là
repartent ou traînent, cherchant des restes
de petites choses cassées mais secrètes
oubliées par les déblayeurs.
son
tout est gris
ou blanc ou noir :
la grande bâtisse avec ses
mansardes et son toit d’ardoises mécaniques
les arches de béton en dessous supportant une passerelle
les arbres (des bouleaux graciles dénudés) – le trait blanc au milieu des troncs noirs, sinueux
les réverbères éteints et le ciel.
il y a une grande intensité de désir dans l’image, comme celle d’un couple qui viendrait là en fin de journée
et pour eux seuls l’absence de beauté serait une vibration puissante,
sans mouvement. rien qui monte ou vienne
une vibration dans le ciel.
tandis qu’ils ont ouvert la porte
gravi l’escalier intérieur
qu’ils sont entrés dans cet appartement situé au centre de la bâtisse
et ont refermé la porte.
industrielle
ça a été construit
pour servir à quelque chose, pour servir d’abri à des machines
il est trois heures de l’après-midi, c’est un dimanche.
A huit heures du matin demain les fenêtres carrées, hautes
déverseront une lumière blanche vers laquelle se presseront les gens
qui servent ces machines.
le ciel sera d’un bleu sombre
on devinera à peine le rose rouillé et atténué des grands murs, les traînées.
Les fenêtres plus basses et plus petites auront un jaune différent
pour d’autres machines ou des bureaux
et au ras du sol
les fenêtres de la cave seront encore éteintes.
Certains dont les silhouettes toutes semblables se hâtent
auront vu cette façade 200 fois cette année
en arrivant, plus ou moins éclairée selon la saison
et la verront ainsi 200 fois 40 ans.
Et quand l’usine sera désaffectée
ce qui ne manquera pas d’arriver
ils passeront encore
et la regarderont avec son vide
ses fenêtres cassées, béantes
et l’aimeront comme on voit son ennemi mort
et tout ce qu’il vous a fait vivre.
if
si on avait une grande demeure
entre les arbres colorés d’octobre
aux murs saumon aux volets verts
si la limite basse des nuages
se noyait dans le haut des
arbres.
si on avait quatre jeunes enfants
courant dans les escaliers ou dormant
dans les chambres jouets en désordre
si on avait même une bonne –
dont la chambre serait un espace
interdit
le seul de la maison entière –
que les enfants auraient parfois entrevu
à travers la porte bleue entrouverte
un lit une armoire à glace
un chemisier posé sur le lit
froissé.
tandis qu’ils l’appellent timidement
et aussitôt elle apparaît, cache tout.
c’était le début du siècle
elle avait grandi dans la demeure
elle aimait les enfants, n’en
aurait pas.
abri
une maison de pierres sèches
une ancienne porte condamnée, une fenêtre haute
une statue de la vierge ou d’une sainte quelconque, plus loin
sous une falaise et des buissons en surplomb
pas de ciel
une étrange construction métallique, grise aussi.
la falaise est faite de la même pierre, sur laquelle la pluie a dessiné des flammes puissantes et noires. on devine de quelle façon chaque bloc après bloc s’est effondré, il y a très longtemps, par le relief en creux qu’il a laissé. La petite maison (ou la chapelle) est comme tranchée elle aussi, on dirait qu’elle a perdu la moitié d’elle-même, ou qu’on a oublié de la construire, ou qu’on n’avait pas assez de temps et d’argent.
mais la ligne inclinée de son toit prolonge l’oblique d’une faille, derrière elle.
le lierre semble couler de cette pente.
la statue a la tête inclinée
du même côté.
orages
par claire le 18 septembre, 2016
…tout à l’heure, par la fenêtre ouverte de mon bureau qui est au rez-de-chaussée, dans l’après-midi orageuse, je voyais un pan de ciel bas, chargé et – de dos – une fillette au tee-shirt fuschia esquissait une chorégraphie hésitante. Sa longue queue de cheval noire, ses gestes graciles sans affectation, elle semblait chercher. J’ai admiré un instant son dos brun, je me suis levée, j’ai vu alors les deux femmes âgées assises sur le muret qui la regardaient. Quelques gouttes tombaient en traversant les feuilles sèches des platanes, auxquelles ni les enfants ni les adultes ne prêtaient attention. La chaleur qui mettait tout le monde en sueur est tombée d’un coup, emportée par un grand vent frais qui se levait.
Et ce soir je regarde dans la nuit l’isthme de Sablettes, au loin. Le pluie tombe avec douceur sur le jardin, le ciel nocturne est ouaté de brun, frangé, traversé d’éclairs vagues, presque sans tonnerre. Les odeurs sont incroyables, il n’a pas plu depuis des mois.
Et puis soudain c’est une trombe, je dois reculer. L’eau fait comme une brume dans l’olivier le plus proche, dans laquelle étincellent, à la lumière orangée de la rue, les feuilles immobiles, diamants et larmes.
matrice (r)
par claire le 16 septembre, 2016
qu’est-ce qui me trouble tant
quand tu dis « je » ?
l’endroit où plonge Moby Dick,
sous la lourde lune penchée, le ciel couleur de prune
fait un pli, une paupière.
Moby dit « je » – et plonge.
l’instant d’après la mer est lisse, on ne peut qu’imaginer
son corps marbré dans l’épaisseur de l’eau
la plongée oblique.
son corps où va-t-il,
quand tu dis « je » ?
les mers sont toutes étrangères.
après quelques jours on ne sait plus rien du pays quitté
dans le froid de l’eau le choc de l’étrave
sourd – cogne chaque vague.
Tu dis « je »,
ta blancheur plonge dans le noir.
anima(l)
par claire le 19 août, 2016
je suis arrivée par hasard devant la maison
la route faisait une grande courbe dans ce matin de printemps,
je l’ai vue au dernier moment.
depuis la route un chemin droit bordé d’herbe
pas de jardin, seulement l’herbe tout autour
la terre caillouteuse
et loin derrière une grande barre de roche ocre
qui se perdait dans l’horizon.
cette maison était pour moi
c’était une maison étrangère
flottait dans l’air tout autour une odeur
dont j’avais perdu le souvenir.
arrivant là, j’ai laissé tomber quelque chose, dans l’entrée
une forme de solitude
dont je ne m’étais pas rendu compte
cette détestation que j’avais de moi, qu’on a tous.
en visitant la maison
il y avait des traces partout.
les murs intérieurs l’embrasure des portes
ce qu’on voit à travers les vitres voilées de poussière
du dedans vers l’extérieur, le paysage
et me saisissait à chaque changement de pièce
l’adieu des habitants.
elle était comme un chien à l’attache
la tête sur ses pattes
tourné du côté de ce qui vient.
quand je suis entrée,
l’attente s’est suspendue.
pièce après pièce la géométrie intérieure, le seuil des portes, les quelques meubles encore adossés aux murs, l’ouverture large des fenêtres, et ce dont on a choisi de couvrir les murs autrefois.
tandis que tu poursuis l’exploration, et la reprends pour tout voir, que tu piétines les miettes de temps tombées sur le sol, tu la sens qui lentement rétrécit, s’approche.
tu t’assieds, les murs te touchent, souples et obéissants comme des vêtements. l’histoire de la maison elle aussi contre ta peau et tes propres défauts. et bientôt c’est le dehors qui vient s’accoler : le ciel d’un bleu brûlant, l’ocre des pierres, le silence de la campagne vide, et même l’arbre qui verse son ombre brunie sur le toit.
tu es assis sur cette chaise que tu n’as jamais connue et encore moins achetée
pour la première fois invulnérable.