Claire Ceira

la simplicité (une histoire)

par claire le 1 janvier, 2014

Le roi naquit dans une maison de pierres, basse, construite à la limite entre les prairies (alors trempées par les pluies d’automne) et les premiers sapins. Son père était mort deux mois plus tôt, et la jeune reine, sa mère de seize ans, le mit au monde cette nuit-là sur le sol devant le feu, sur de grandes fourrures de chèvre, assistée seulement de sa propre nourrice. Les deux femmes avaient chevauché, lentement du fait de l’état de la mère, la nuit précédente. Elles avaient pris la route dès que le terme fut assez proche pour ne pas mettre l’enfant en danger.
C’était donc un fils et sa mère se félicita des décisions qu’elle avait prises. La nourrice alla laver les longues fourrures dans l’eau du torrent qui coulait tout près. L’eau emporta le sang et tous les fluides de la naissance. L’enfant était couché près de sa mère dans un lit chaud, buvant son lait. Tout irait bien.

On est parties comme des voleuses, voilées, par les escaliers et les couloirs de derrière, elle ma colombe si pâlie de ce fardeau qu’elle portait, ce ventre comme un bulbe autour duquel elle paraissait presque s’enrouler. Je lui donnais la main tout le temps de crainte qu’elle tombe dans les ruelles obscures et on est arrivées à l’endroit où se trouvaient les chevaux. On est sorties de la ville juste avant que la grande porte se ferme pour la nuit. Elle ne parle presque plus depuis qu’on l’a ramené mort, lui. Elle parle seulement pour les choses nécessaires, ne rit plus jamais. Elle chevauchait devant moi sans faire aucune halte, sur la route qui va vers les montagnes, n’hésitant pas aux embranchements. Il y avait de la lune, heureusement, les chevaux n’avaient pas de mal à avancer. Je ne sais plus bien de quoi elle est faite, elle a tellement changé depuis la cérémonie des noces, ma petite fille a disparu, changée en reine. Elle ne regardait plus que lui avec ses épaules presque trop larges ; ils parlaient sans cesse, de choses royales, sombres et compliquées. Des gens qui les entouraient, d’argent et de soldats, de mensonges. Elle parle sa langue presque sans accent. J’étais contente de voir comme ils se comprenaient bien. Il faut dire qu’elle a été élevée dans ces questions-là, bien élevée.
D’une certaine façon je n’avais pas peur, parce qu’elle n’hésite pas. Elle n’a plus jamais hésité depuis sa mort. Tous ces préparatifs, tout ce qu’elle m’a expliqué et ces gens que j’ai envoyés faire ce qu’elle avait dit. C’était un secret, j’aime les secrets parce que c’est important.
Je n’ai même pas eu peur de la naissance, la voir ahaner et pousser comme si elle avait fait ça toute sa vie. Et je savais les gestes, la couleur du petit crâne qu’on voit paraitre d’abord, le petit menton à dégager de la chair, le corps qui glisse dehors tout d’un coup comme un poisson. Elle était bien tranquille après, et soudain je l’ai vue rire quand il s’est mis à boire. Je priais par principe, mais je n’avais pas peur.
Comme l’eau du torrent était froide, dans le début de ce jour…..je regardais se colorer les remous, et les longs poils blancs qui bougeaient dans l’eau transparente, et j’ai étalé les peaux sur l’herbe avant de les rejoindre dans la maison. Ils dormaient tous les deux, la mère et l’enfant, alors je suis allée dormir aussi.

Le surlendemain le jeune oncle du roi, le dernier frère de sa mère, les rejoignit. Il avait traversé seul à cheval la mince chaîne de montagnes qui séparait les deux pays, par des cols encore libres de neige. C’était la fin de l’automne, les mélèzes étaient roux, la neige dessinait une ligne horizontale sur le flanc des monts autour d’eux, sous le ciel gris.
Tout ce qui est nécessaire à la vie avait été prévu et préparé dans la longue maison à demi-enfoncée dans la terre, au toit de lauzes grises. Le bois à l’arrière, les provisions au cellier. Le jeune homme (ils étaient tous deux de sang royal, sa sÅ“ur et lui) considéra avec étonnement le petit visage encore éraflé et rouge, les minuscules poings et les yeux serrés dans le sommeil. Il résolut de rester, sachant que leur frère aîné serait plutôt satisfait de sa disparition.
La reine avait confié la régence quelques semaines plus tôt à un homme dont l’appétit de pouvoir était modéré et les décisions bien pesées, et que son époux consultait dans les moments difficiles. Elle lui avait fait promettre d’empêcher toute recherche, et de n’engager le pays dans aucune guerre à moins d’un danger immédiat. Elle voulait tenir l’enfant à l’abri des lieux de pouvoirs et de luttes, de l’éclat de son origine.
Ils passèrent quatre années complètes dans cet endroit retiré et calme. De temps en temps un colporteur ou un berger passaient à proximité, on lui parlait peu. Au village proche, où ils allaient parfois faire le tour du marché, la nourrice répandit l’idée, assez proche de la vérité, que sa maîtresse était une jeune veuve qui avait dû fuir les rancÅ“urs de sa belle- famille. L’évidente ressemblance de l’oncle et de la mère évitait toute ambiguïté, tout racontar. L’enfant apprit à marcher sur l’herbe irrégulière des prairies, but l’eau du torrent et regarda chaque jour sa mère construire le feu. Il y avait un petit verger derrière la maison, le gibier parfois tué par son oncle, le lait des brebis et leur fromage. Rien ne manquait, ni sensation, ni odeur, ni nourriture, ni chant.

C’est un drôle d’enfant ce petit roi. Il a mis longtemps à marcher tellement il aimait regarder et écouter, assis sur son derrière dans l’herbe ou au coin du feu. Il a les yeux brun-verts du roi, un peu étirés vers les tempes, et un corps plutôt trapu, solide. Il est presque roux, comme elle, et comme elle il a toujours l’air de savoir comment faire les choses. Il me demande tout le temps de lui raconter des histoires, celles qui font peur et où il y a un orphelin lui plaisent le plus. Il veut savoir aussi comment les animaux vivent, comment on fabrique les objets. Il a toujours aimé se battre avec son oncle, pour rire, et le voir tuer l’intéresse, alors souvent ils partent ensemble à la chasse. Mais c’est un gentil garçon aussi, il aime aider. C’est un enfant comme tous les autres.


Au bout de quatre ans, lassés de cette solitude, ils achetèrent une maison dans le bourg voisin et y emménagèrent. L’enfant parlait deux langues, celle de son pays natal (de son royaume), et celle de l’autre côté des montagnes, la langue maternelle de sa mère et de son oncle.
Il apprit encore beaucoup de choses, dont bon nombre furent transmises par les enfants qui étaient ses voisins, avec lesquels il jouait librement. Sa mère ne lui avait jamais caché le secret de sa naissance, son titre, mais plus comme une charge qu’il faudrait un jour assumer que comme une gloire. Elle lui raconta beaucoup de choses à propos des deux pays, de son père, de ses grands-parents. Il garda sans problème le silence sur ces faits, promis à être un jour publics, soucieux surtout de ne pas différer de ses compagnons de jeux. La reine lui apprit à lire et à écrire, son oncle à chasser, la nourrice à craindre et aimer ce qui ne se voit pas.
La jeune veuve s’abstint de donner le moindre signe d’encouragement à l’homme qui à moment donné passait souvent sous ses fenêtres, levant le visage, et il se lassa. Elle avait toujours su à quoi elle s’engageait, autrefois, en acceptant l’union qui lui avait été proposée.

Je sais bien qu’il faudra partir, mais ça ne me plaît pas. J’aime mieux vivre ici qu’au château, où j’étais perdue. Ici je connais tout le monde maintenant, je suis à l’aise avec les mensonges si anciens qu’on a faits, je n’arrive plus à croire tout à fait à ce qui est vrai. Ce garçon n’est pas un roi, il ne l’a jamais été, c’est un garçon de village, il court dehors tout le temps, joue à leurs jeux, travaille comme eux. À part sa mère qui lui raconte, encore et encore, lui parle de son pays à elle, de sa famille jusqu’à la nuit des temps. Lui parle de son père, les ennemis, les pièges, les frontières, l’histoire. Il l’écoute sans rien dire, pose des questions seulement. À part son oncle qui l’emmène dans les bois avec des armes que jamais un garçon de village n’a eues en main. Si je pouvais je lui dirais de ne pas croire à tout ça, de vivre une bonne vie ici. Mais il me regarderait avec ces yeux qu’il a quelquefois, froids comme l’eau.

À la fin de la quinzième année, ils vendirent tout ce qui ne pouvait être emporté, fermèrent les deux maisons et repartirent tous les quatre, suivis d’une charrette bâchée qui contenait ce qu’ils aimaient. Ils atteignirent la ville puis le palais royal en fin d’après-midi. Ils savaient que le régent était mort deux ans plus tôt, qu’une lutte pour le pouvoir avait eu lieu ensuite et qu’un des nobles dont l’armée était encore rassemblée avait pris le dessus. La reine le connaissait, elle le savait sans scrupule et craignait ce qui allait advenir. Mais il était temps désormais de présenter le jeune roi à son peuple, de le confronter à son rôle.
Les gardes les conduisirent dans la cour intérieure, prirent les chevaux, les menèrent à la grande salle où le comte, le nouveau régent examinait des documents. Il ne tenta pas de contester leur identité.
On leur donna accès bientôt aux appartement royaux, qui étaient restés inutilisés si longtemps. La reine retrouva sa grande chambre, fit ranger ses simples vêtements, les objets qu’elle avait emportés. La nourrice retrouva également sa chambre toute proche, le paysage qu’on voyait depuis la fenêtre, le banc où elle restait souvent assise autrefois. En se penchant elle vit deux silhouettes qui descendaient côte à côte vers les jardins. L’une d’elles, encore frêle, était celle du jeune roi, l’autre, puissante et lourdement vêtue, celle du comte. Elle alla aussitôt prévenir la reine.

On est repris tout de suite dans ce que je sentais depuis le début du mariage, le mal qui accompagne toujours les rois, partout où ils vont. On n’a jamais bien su de quoi il était mort finalement, celui qu’on a ramené à sa jeune femme, couvert de sang, sur un brancard improvisé. Un tronc incliné qu’on voit trop tard, heurté au grand galop ? Pourquoi avait-il l’habitude aussi de ces chevauchées solitaires dans les bois, quand il semblait si fatigué d’être roi, excédé de tout ? Il n’y avait plus trace de fatigue sur son visage blanc et mat comme la craie, ouvert en deux, quand on l’a eu lavé, plus trace de rien. Il avait fallu deux heures de recherches pour le retrouver. Elle était debout à côté du mort, lèvres fermées, mains soutenant son ventre lourd déjà. Elle m’a fait peur. J’ai la même peur maintenant, qui me serre la poitrine entière, les mâchoires, me tire les cheveux…..je ne vois plus rien autour de moi, je ne vois que ce début de chemin où ils ont disparu, les uns après les autres.

Le soir tombait sur le jardin, une lumière presque verte baignait les allées bordées de buissons. Elle cherchait son fils, descendait les terrasses, suivant le chemin où on les avait vus disparaître. Elle le trouva au tournant d’un escalier de pierre et de terre, debout et immobile, seul.
À ses pieds gisait un amas d’étoffes riches dont le désordre la choqua, fugacement. Elle aperçut au milieu d’elles une forte touffe de cheveux, et puis la tache d’un grenat épais qui s’élargissait tout autour, commençait à descendre la faible pente. L’adolescent essuyait le poignard qu’il allait ranger dans sa gaine….. il le considéra et, croisant son propre regard dans le reflet du métal luisant, dit pensivement à sa mère : « Voilà, je crois que je suis vraiment roi ».

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