Focale (17)
par claire le 15 janvier, 2020
Dans la lumière de ce matin-là , j’ai eu l’impression de marcher sur une neige tassée. Le marbre de la place, de ses dalles, était si blanc que j’ai failli poser ma main entre mes pieds pour sentir le froid. Pourtant on était en mars et jamais il n’y eut de neige, en mars, dans cette ville.
Je devais avoir trop rêvé cette nuit-là : les tables rondes avec leurs pieds de fer forgé ressemblaient à des insectes, celles dont le plateau était vertical ayant trouvé la mort pendant les heures nocturnes, leur ventre noir exposé au regard, alors que les autres continuaient leur vie de tables horizontales, attendant que le jour s’avance un peu et que viennent les clients.
C’est peut-être parce que je sais depuis longtemps l’histoire de cette place, et d’où viennent ces dalles carrées, nobles et candides, parce que je suis allée à Carrare, cinq siècles après qu’on les ait découpées dans la montagne, polies, transportées et si bien assemblées. Moi qui les balaie et lave chaque soir, je les rends ainsi à leur nature montagnarde et pure, évacuant mégots et souillures de toutes sortes.
Et surtout, parce que mon balais puis ma serpillière sont si caressants, si souples, j’ajoute encore à l’éclat soyeux de leur nature, au temps qui est passé, les a lissés. J’ai mal au dos souvent, il faut bouger les tables et leurs pieds de fer, il faut traquer le sale, contourner les volutes de métal noir. Mais croyez-moi, quand j’ai fini, la place est aussi belle que lorsqu’elle a été terminée, et les dames pourraient y laisser traîner leurs robes longues.
Moi je vis dans un immeuble. Ma vie bizarre s’est toujours passée dans des immeubles, dont rien de ce qui avait été utilisé pour la construction n’était fait pour durer longtemps. Je sais comment celui-ci finira, comme ces tours qu’on fait un jour imploser dans un nuage de poussière (savamment limité) – et leurs anciens habitants sont là debout pour les voir disparaître, et ils partent songeurs, pleins du souvenir de ce qu’ils y ont vécu, qui pourtant n’était pas si rose. Je pourrais être la femme de ménage qui nettoie mon immeuble et je serais épuisée dès le début du travail, car rien n’est fait pour être beau et propre dans ces escaliers, ces halls d’entrée, ces paliers.
Mais ici, c’est le contraire. Je rends à la place, aux dalles, leur éternité. Même les tables-insectes sont dans leur propre dessin géométrique et ne font qu’embellir à mes yeux avec le temps. Je nettoie ce qui est passé dans la journée, je gratte le chewing-gum collé par un adolescent sous un plateau de table, et puis je me repose, quand tout est tel qu’il doit être.
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