dreamed a dream
par claire le 20 janvier, 2020
Ce que je voulais écrire était d’abord lié à une erreur : à cause de la reprise de la chanson par les Dubliners, les Pogues, mais surtout parce que je l’avais entendue chanter pour la première fois par un irlandais, j’ai cru que « Dirty old town » était une chanson irlandaise, qu’Ewan Maccoll l’était.
Or il est né en Angleterre, d’origine écossaise, et il y a toujours vécu. Ce qu’il chante, avec l’accent, la voix, la musique de ses origines, ce sont les luttes d’une ville ouvrière anglaise. Un celte chante les luttes des pauvres, les lieux disgraciés où ils ont dû venir vivre, les montagnes alentour, les errances, les histoires d’amour.
En y réfléchissant je me suis dit que j’allais suivre ces deux pistes, celle du déracinement et de la fidélité, celle des combats, et que finalement ce serait en accord avec son chant.
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Voilà que je te retrouve, monde enfoui, r roulés du gaélique, corps à la peau blanche, hair noir, yeux d’eau.
un monde d’herbe et de ciel bas, de pierres grises puissamment imbriquées dans la nuit des temps, auquel je n’appartiens pas, que je ne connais pas et n’ai pas goûté, où je ne suis pas née, où je n’ai pas habité.
fidèle aux goûts que je n’ai pas goûtés, aux chants que je n’ai pas entendu chanter,
à la pauvreté perdue avant ma propre mémoire, à un pays où tombe la nuit sans moi,
à une langue que je n’entends jamais parler dans la rue
et qui pourtant roule dans le tambour de mon oreille – heurts et fluidité, raucités mystérieuses – me laissant sur son bord.
rêve de raclures d’or qui s’éteignent au bord d’un marais tourbeux, de hachures de pluie au-dessus, qui vont loin en haut appelant le regard.
je vois les traits couchés des accents, comme des serrures minuscules, dans la parole, sur le nom.
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tout ça semblant s’être dissous dans les villes, après la faim et l’exil – mais pas vraiment dissous, non – ayant fait un pas en arrière et laissé le devant de la scène à des devoirs de survie, à des pauvretés moins radicales, ou à des guerres de crépuscule urbain, cruelles, des corps écrasés dans des files d’attente, ou dans la boue.
quand on quitte son pays on doit devenir un alchimiste intérieur, pour faire un alliage entre ce qui ne sera pas oublié et ce qu’il va falloir vivre.
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et plus loin encore, partout : juifs, celtes, gitans, peuples de la harpe ou du violon, du tréma et de l’accent, du chant qui déchire et de l’humour qui crache – sa force dans la dérision du monde – peuples destitués.
chassés par la longue faucheuse de leurs minuscules maisons, des champs caillouteux, des cours grises, tuberculeux, entourés de chiffons, je vois vos fils ces garçons maigres, je sens leur nostalgie. peuples des diaspora où l’on part sans rien prendre, sinon ses petits enfants et ses vieillards. où l’on n’emporte que ce qu’on a dans la tête et sur le corps, serré de près par la peur. peuples des titanics de caoutchouc, des errances vides sur une mer qu’on ne connaît pas, sans ports ouverts, des marches en files trempées le long des routes.
voici que nous vous revoyons, et les enfants pleurent de froid. gibiers de toutes les polices, de toutes les erreurs et les terreurs du monde, de tous les voleurs, gibiers de camps.
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dès que vous avez les pieds posés dans un coin de ville, la marche terminée, dès que vous vous êtes installés dans les petites grottes d’immeubles insalubres, se déversant dans la rue, vous retrouvez vos talents.
musiques et danses qui s’accélèrent jusqu’à ce que le chagrin s’envole, par-dessus la tête, ivresse. langue que les autres ne comprennent pas.
foi chevillée au lieu central de la survie, avec ses mots, ses rites et ses rassemblements parfois clandestins.
vous allez chercher du travail, vous le trouvez, puis un jour le perdez. vous perdez peu à peu la vie.
vos fils, certains, se mettent à chanter, à écrire…
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pourquoi ces chants ont-ils une telle puissance sur tous, pourquoi leurs cris sont-ils si profonds, si violents et si subtils, accordés à la vérité des règles illisibles du monde, tel qu’il va ? cette alliance de l’éclat et du sourd, du noir absolu et de la lumière des yeux, du sang des lèvres, du rire et de la mort. de quelle terre avons-nous été chassés pour pouvoir les entendre ainsi au plus central de soi ? notre propre personne, de quelle vraie terre, de quelle appartenance a-t-elle été privée ?
votre malheur, vous l’offrez à nos sens perdus, pour que nous retrouvions le nôtre, et notre colère aussi….nous sommes spoliés de nos personnes, de nos amours et du vrai temps de notre vie. nous sommes privés de notre honte, de derrière nos fenêtres elle nous revient à travers vos yeux. vous avez marché pour nous redonner la clef de la porte, et vous chantez pour que nous sachions que la mort n’est pas si grave.
3 comments
Rum, Sodomy and the Lash.
by Florian on 21 janvier 2020 at 21 h 58 min. #
C’est bouleversant je suis au bord des larmes.
by Fran-Jeanne (Polixène) on 15 février 2020 at 21 h 43 min. #
Chère Fran-Jeanne, il faut que je te raconte l’histoire de ce texte, une « commande » d’un ami éditeur de revue, Christian Edziré Desquesnes, qui a demandé à plusieurs personnes d’écrire à partir d’un CD qu’il leur envoyait.
Le mien, c’était donc un CD d’Ewan MacCol, (j’étais assez sidérée de l’intuition qui l’avait fait le choisir pour moi) et je raconte le contresens que j’ai fait d’abord.
L’irlandais que j’ai entendu chanter cette chanson (Dirty Old town) était poète, à l’âge même où je l’ai connu (18 ans), et il est mort récemment. Le gaëlique était sa langue d’écriture. Il m’a amené à m’interroger sur le génie des peuples qui ont eu affaire à la destruction, voire au génocide, et s’en sont tirés souvent par l’exil. On trouve beaucoup de points communs entre eux, l’humour noir, la musique qui joue sur un rythme de plus en plus rapide et sur une insondable mélancolie, leurs grands écrivains. J’ai écrit cela au moment où des files de réfugiés tentaient de franchir nos frontières dans la neige, j’était effarée : je tenais enfin la réponse à ma question concernant l’abandon qu’ont vécu les juifs il y a 80 ans « et nous, que ferions nous ? Est-ce que ça pourrait recommencer ? » La réponse est oui.
by claire on 18 février 2020 at 20 h 33 min. #