Babel
par claire le 19 décembre, 2012
J’étais soudain envahie par un temps organique, boueux, j’étais soumise au balancement des branches, à la fissure jaune des feuilles, à l’odeur du froid si particulière. J’étais dans le Nord, dans les herses de taillis bordant le haut des collines, la nacre d’ailes nuageuses contre le ciel, la dentelle des clématites sauvages, beige posée sur des massifs d’arbres, escaladant leur architecture. Au pied de mon talus, comme une langue d’eau qui se retire, un grand étang lamé de vent, pas de miroir. Et cette fumée qui semble nimber l’horizon en hiver, fumée inodore et sans feu, la baisse de la lumière rouge du soleil dejà disparu, caché. Tant de pureté, tant de repli, le silence d’oiseaux à demi-saouls de froid. J’étais dans une exposition de tableaux, de paysages anciens, leur mille détails leurs mille collines, les ponts sur les minimes rivières, les chutes d’eaux transparentes, les rochers acérés au dessus du vide. Les plantes les oiseaux et les bêtes rampantes, les hommes vêtus à l’ancienne et les diables tous extraordinaires, avec leurs dents acérées leur sadisme, leurs membres aberrants saisissant des corps nus.
Et les saints minuscules nimbés de petites lumières qui priaient, encerclés de prodiges, dans des grottes où venaient des femmes nues au seins hauts. J’étais triste, je marchais de tableau en tableau.
C’est là que je pensais, à ce que je faisais de mon temps, à des loyautés, à ce que je ne pouvais quitter sans arracher toute la terre arable, initiale, de mon jardin.
A cet autre jardin, sec, vert sombre, rose du ciel du matin et du vent, parcouru d’effluves en toutes saisons, armé contre son soleil natal, recuit, lointain. A ceux qui n’y viendraient jamais.
Mais j’étais dans la ville du Nord, dans ses rues et ses musées, ses restau dorés et leurs bonnes nourritures, l’alcool après le soir glacial, les rires et les amis. Et en même temps j’étais dans le vide, dans un corridor nu, j’étais poussée dehors.
Comme une barque dont quelqu’un m’avait durement poussée du bout d’un bâton, du côté des touristes, hors de son pays et de ses habitants. Mais j’étais depuis longtemps hors du mien, des gens qui parlent fluidement et sans effort, qui s’intéressent à ce qu’ils disent, qui nagent dans la réalité.
J’étais dans la barque repoussée, et sans rame, je tournais lentement au milieu de l’étang huileux et doux, du courant, un grand héron dépliant soudain son vol au dessus de ma tête, et, en le suivant des yeux, je voyais alors trouant les nuées du Nord, perçant le ciel flamand, cette tour herculéenne qu’ils ont contruite depuis des siècles et des siècles, en briques cuites et cramées au soleil d’Asie Mineure, qu’ils contruisaient et reconstruisent sans cesse, en verre et acier et béton, surtout béton et poussière, sur toute la surface plane de la Terre, d’où suinte leur haine des différences, leur misère, et tout ce qu’ils ont extrait de ses entrailles, au prix de leur vie souvent, pour empoisonner ou escalader ou conquérir leur ciel, toujours en plus grand nombre, milliers et milliers de centres du Monde, milliers et milliers d’ossements encore vêtus de chair vivante, bientôt à enfouir, à cacher.
Cette tour que Dieu ne put admettre, et qu’il écrasa de Sa main d’Enfant capricieux, les dispersant, dispersant leurs visages et leurs langues, les faisant différents. Et moi j’étais là , celle d’aucune langue…
Du bord de l’eau je regardais la Tour qui commençait visiblement à se fendre, à trembler, les gens des hauteurs tombant en criant, et ils tombaient sur les contreforts, puis sur ceux des bidonvilles, saignants disloqués dans des flaques irisées de fuel.
Et moi qui n’étais plus de nulle part, je n’avais plus aucune raison de bouger.
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