Claire Ceira

Adieux à un pays

par claire le 4 janvier, 2011

I

Nos territoires sont voilés
du tissu de notre vie
et je retrouve dans chaque espace
que je parcours encore (en ce dernier été)
l’amas des jours de ma vie, vécus ici.

Ainsi se fondent les buées en strates dans le soleil baissant
comme se mêlent le sol et l’horizon
comme s’engrènent
dans les sillons les spires de la route
et se dresse dans le fleuve du vent régulier
un arbre au bord d’un champ.

comme les arbres si pareils aux nuages
– mêmes formes et même indifférence –
j’ai laissé dans tes creux tout mon temps.

Des années d’enfants, ce tribut qu’on abandonne avec peine
leurs petites peurs et leurs apprentissages,
et les après-midi à deux, errant
de nom en nom de villages, comme un rébus.

Le regard qui cherche dans le sommet du ciel
et les plongées au fond des combes peuplées d’arbres
herbes lourdes, tourbières.

Aujourd’hui la lumière est raide et forte,
ombres qui soulignent une vert de paradis
l’endroit et l’envers
et s’allongent
au pied de tout ce qui se tient droit. La lumière
coupe raide le bord des maisons
– argile ou rougeur dans l’été qui descend
où chaque fleur pose sa note
exacte sur le vert régnant,
sur les pierres.

Dans tout ce qui m’a soutenue, le crépuscule
les hachures pluvieuses sur les étangs
les ronds des gouttes
sur le vernis de l’eau transparente
et grise et ce parfum
si particulier derrière les usines en ruine
dans les écroulements de craie, les buddleias.

Il fallait que je laisse errer sur toi mon regard, pays
en rester là de mon chemin un peu bancal
et te reconnaître (mais pas vraiment connue, éloignée).
L’eau de tes puits tournants, d’un bleu sombre
pour le vertige du voyageur, qu’il y plonge
la sonde de sa tristesse.

Je pouvais te pénétrer sans être là, comme on habite la chambre de quelqu’un d’autre :
sur son dessus de lit on s’étend, on allume sa lampe.
Ainsi j’ai plongé mes rames dans ton eau,
contournant des îlots
où les roses tombent sans qu’on les voie.

Il fallait rester dans cette fente d’où tout est vu,
que je glisse entre les lieux et les gens,
qu’à rien je ne me mêle
entièrement que je ne laisse rien

sinon mon temps, ma vie
dans chaque page de tes paysages.
Car chaque pays a son vide
particulier.

II

Pays, où j’erre en esprit
souvent quelque chose m’apparaît,
dissous
dans le mélange de tes eaux

– malgré la tristesse dont on t’accuse, dont toi-même t’accuses.

Alors rien ne vaut pour moi
l’ourlet bruni de tes côtés
tes champs labourés sous les nuages.

Et rien ne vaut parfois ta pauvreté, ces corbeaux planant en recherche,
les peurs, et ces visages pris
dans des filiation brouillées,
les mots lâchés malgré soi,
dont on est surpris,
les longues et râpeuses collines, de craie trempée –
les ZUP établies sur rien.

des maisons de brique sanguine, sans ornement
en files dans les villages
sous le grand ciel bleuissant du soir
et au flanc de falaises penchées, des pâtis
d’herbe pelée et de fleurs rares, minuscules.

Pays traversé de passages et de guerres
aux grands arbres dressés :
racines pendant de la voûte des souterrains si vieux
si profonds et ramifiés pour disparaître.
J’aurai senti de loin
la désolation de tes cimetières de guerre
Immenses incongrus et laids, posés sur les plaines,
mathématiques,
et l’identité dissoute des pauvres jeunes hommes morts expatriés dissous
(où sont celles, ceux, qui vous ont si longtemps cherchés ?)

Je ne voulais pas voir ça
ni y penser
mais lire les traces,
dans la terre et dans les âmes des exodes.

III

De lourds rideaux invisibles, joignant la terre au ciel grand-ouvert, les étangs opaques qui montent avec tous leurs miroirs et leurs oiseaux plongeants, pour se fondre dans l’aile gazeuse des nuages. Réverbérations et vibrations, éclats soudains, dans la pression de l’été. Comme des anges volant à mi-hauteur de tout, soulevés par l’odeur de blés dressés, multitude muette redoutant l’orage qui approche.

Même éclat de miroir, diffracté sous le soleil blanc et froid d’octobre, qui longe les lignes des sillons, en petites vallées déversées, tranchées, en scarifications. Toute cette violence mobile, non-violente, de ce qu’on appelle les saisons, l’agriculture, révolutions comme de notre sang pulsé et revenant, du début à la fin d’une éternité illusoire.
La vase glissante
la terre la craie, l’eau.
Le monde végétal. apparaissant, disparaissant.

Derrière chaque motte de terre tranchée et retournée
derrière chaque oiseau
atteint par sa mort loin de tout regard,
derrière chaque nuage développant ses orbes vers l’infini sans l’atteindre,
derrière chaque square au sable imbibé, pluvieux, désert
– derrière toi,
quelque chose se scinde et murmure,
glisse dans mes mains.

Moi qui ne t’ai pas caressé, ni soupesé, ni enveloppé
qui ne t’ai pas tracé de l’ongle,
moi qui ne te reste pas, qui n’ai en toi ni racine, ni prise
je sais la chaleur qui demeure à l’intérieur,
dans la fracture des silex.

Ainsi, pays toujours échappant, toujours changeant et muet,
par ces années passées collées contre ton dos
j’ai compris que je n’étais qu’une demi-chose,
et j’ai attendu le retour
de ta voix en moi, ton écho.

C’est un long voyage que tu faisais,
de ta source tourbeuse à la mer, malgré le peu de kilomètres,
et les plages de vase et de sable à l’arrivée.
Tu as fait de moi
une tranche de pain jetée dans le gris de l’eau,
dont je t’ai nourri.

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