Claire Ceira

il est dangereux de se pencher au dehors

par claire le 9 avril, 2013

la vie de l’arrière-monde je la vois par moments
(penchée dans ce train, dormant la moitié du temps)
elle se tient invisible dans le paysage entre ses lignes superposées, ses caches, et apparaît,
intermittente :

au premier plan le talus aux buissons d’églantines, en jets épineux couleur de fer, mêlés d’herbes sèches aplaties par l’hiver
derrière lui un champ pointillé de vert sombre, de jeunes plants
et encore en arrière un bois de peupliers dont les troncs parallèles, les rameaux semblent définitivement immobiles
grillageant une ligne de montagnes brunes qui se détachent devant le ciel.
Elle a je crois un visage très large qui se cache presque derrière ses cheveux gris fer hérissés de buissons d’églantines – elle a de grands yeux ouverts aux iris pâles et chantonne au rythme des wagons. Sa bouche aux deux lèvres peu ourlées fait penser à une blessure dont le sang se serait tari, béant sur l’intérieur, et le chant monotone, amoureux, est presque inaudible.

cette vie m’apparaît dans des moments inoccupés, passifs.
quand je lis entre ces lignes de repos je la vois bien,
qui s’inscrit en lettres d’un alphabet minuscule, lié, courant…
et je revois ces manuscrits écrits au stylo bille au cours des années soixante, dessinant des vagues de couleurs multiples sur du papier d’écolier quadrillé, racontant des histoires qu’on n’écouterait pour rien au monde
de crainte de périr d’ennui, de sécher sur place, d’être happé par leur monde fou.

des heures sans début ni fin d’un travail patient, passionné, maladif, dessinant un paysage en mouvement, le double de celui que dévoile ce train, les riches heures de la vie d’arrière-plan.

dans ce livre où est peint l’hiver, elle a des racines terreuses et des branches qui leur ressemblent, symétriques inversions pour un pays indéfini où jamais je ne serai – car le train suit son trajet et va vers sa gare – bientôt il faudra passer à l’action.

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