Claire Ceira

nuit

par claire le 9 octobre, 2015

quand pour la première fois
tout petit enfant on a vu la nuit
loin des figures tutélaires
occupées de leur propre vie,
allongé dans une poussette

on a perçu le sens de l’adieu :
quand tout est dit
et fait.
quand le mouvement va reprendre.

on a senti l’incohérence
bien-aimée du monde
le trou de la haie le verre limpide sur la table
le bâtiment inconnu où il faut entrer
le pays de l’adolescence.

tout ça on le voit
dans le collier de perles que font les lumières
lointaines, insaisissables.

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il n’y a pas de frontière entre la nuit et l’intérieur de ses yeux, rien qui empêche sa vision ; liquides, noires, les prunelles, et l’ourlet des deux paupières immobiles, comme son corps enveloppé, bien au chaud – tout près, la mère (ou le père) est une montagne obscure, absente
– le petit enfant voit, et ne fait rien d’autre
rien ne fait rien, c’est la nuit.

je ne t’ai pas dit adieu, c’était trop tard, rien n’y faisait rien. le temps d’avant était plein, le temps de maintenant vide.

ce qui était surprenant et qui s’interrompt avant qu’on l’ait vraiment vu.
ce qui a été terriblement long à venir, ou a duré longtemps
contre toute logique.
la personne qui est devant vous, dans la file, qui attend son tour.
l’aéroport après minuit
les grandes vitres où se reflète un homme assis.
ce qu’a fixé la mémoire sans aucune raison.

le jardin en juin qu’on a visité, l’échappée d’un vert acide
entre deux sureaux. la soif dont on prend conscience en entendant couler de l’eau.
la première fois où elle vous a parlé de sa maladie, le poing d’un bébé qui dort encore
à-demi ouvert.
la lumière orange dans la rue d’hiver familière, un dimanche soir, en fermant les volets.

ce qu’on n’a pas eu, ce qu’on a eu.
ce qu’on a juste en ce moment.

ce qu’on aime, c’est à dire exactement ce qui va disparaître, que la nuit éloigne – cette liberté des objets, des vivants, quand on ne peut plus les voir.

et tout ce qui va apparaître
dont on ne comprendra
que la facette qui nous regarde.

toi, maintenant
c’est à l’intérieur de moi que je peux saisir
quelque chose qui se mélange, un point de fusion
lave pourpre se déversant dans l’eau, plonge dans la mer nocturne et bouillonne…

que la nuit reste toujours présente, que le jour se lève, que le jardin se livre à sa fermentation lente, à ses propres lois, que je sois là pour l’endiguer.

que rien ne gêne ma vision.

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