soumission (places)
par claire le 21 juillet, 2015
Je suis allée de Toulon à Toulouse en train. 5 heures de trajet, en première parce que ce n’était pas beaucoup plus cher, et que je connais ce vieil intercité hors d’âge. En plus en première on a normalement de quoi brancher sa tablette.
J’avais demandé une place en duo face à face, pour écrire sans être lue, une place dans le sens de la marche sinon je suis parfois malade (j’explique tout ça pour la suite).
A la montée dans le train, embrouille : une femme s’est trompée de voiture, doit partir. Finalement je me retrouve en face d’une jeune fille dépitée car son amoureux n’est pas en face d’elle (à ma place, donc), mais à côté d’elle, séparé par le couloir. Je dis que je tiens à ma place et m’assieds. Elle a un énorme sac rectangulaire qu’elle place volontairement devant mes pieds et quand je lui demande avec irritation de le ranger ailleurs elle me dit « oui, mais alors c’est mes jambes que je ne sais pas où mettre » et elle les étale sans me laisser d’espace. De plus en plus irritée je lui dis alors que j’ai compris à quoi elle joue, qu’elle continuera jusqu’à ce que je laisse ma place à son petit ami, et que le mieux est que je le fasse rapidement.
J’échange donc avec celle du petit ami, dans un « carré », pousse un paquet de gâteaux qui traîne sur la table là où je suis censée poser mes affaires. Un autre occupant du carré, un jeune homme de 35 ans environs, visiblement beur comme les deux plus jeunes gens avec qui je viens d’avoir cet échange désagréable prend alors la parole : « dites, ce paquet de gâteaux n’est pas à vous, de quel droit vous le déplacez ? ». Je suis sidérée. « Il n’est pas à vous n’est-ce pas ? eh bien il faut demander, c’est ça la politesse ». Je suis toujours silencieuse, le regarde. Il me dit alors : « je sais exactement ce que vous pensez ».
Je crois que c’est cette phrase qui faisait toute la différence. M’installant, je sors le bouquin de Houellebecq que je suis en train de lire, « Soumission », et me plonge dans la lecture, tout en réfléchissant à l’humiliation publique, à la leçon de politesse inversée, tordue, à ce « je sais exactement ce que vous pensez » auquel je n’ai rien répondu (je manque de répartie dans les situations d’agressivité). Je me dis :
– que j’ai été vite hargneuse, sans expliquer les raisons de mes préférences tant je tenais à mon bon droit.
– qu’il a réagi par identification au jeune couple (sa jeune femme est assise en face de lui).
– que passé 50 ans quand on est une femme il faut toujours être gentille et maternelle, sinon on devient vite une sorcière ou une bourgeoise méprisante.
– que je ne suis pas si gentille que ça dans les situations de foule…(et pourquoi).
– que la loi du plus fort n’a jamais cessé de régner.
A Marseille descend la personne assise en face de moi et je prends ostensiblement sa place (pour être dans le sens de la marche).
J’espérais (je pensais) que tous allaient descendre à Marseille – conduite d’arrogance typiquement marseillaise – mais ils ne descendent pas. Au contraire arrive une femme de mon âge, cramoisie, qui demande s’il reste une place libre car son wagon n’a pas de climatisation et elle est avec des enfants. Mon compagnon de voyage est alors tout à fait gentil et prévenant, il enlève son sac du siège à côté de lui, elle va chercher les enfants qui l’accompagnent, mais finira par s’asseoir ailleurs, plus près des deux garçons.
La suite du voyage est sans histoire : à moment donné il s’assied en face de moi côté couloir car le soleil donne sur son bras gauche (comme il donne sur le bras droit du jeune homme qui a pris ma place de l’autre côté) et il fait très chaud (ma place actuelle est tout à fait préférable). Il prend un très grand soin à ne pas me gêner avec ses grandes jambes, un soin visible. Il s’excuse poliment quand il doit me déranger pour s’asseoir à côté de moi, sa jeune femme voulant dormir sur deux sièges.
Moi je lis et je ris par moments devant la malice de Houellebecq, la façon dont il amène le héros à ses redditions, et mon rire est aussi amer que le sien. La place des femmes, leur droit à faire des études supérieures, à travailler…combien de temps faudra-t-il pour que cela soit balayé si le monde bouge du mauvais côté ? Comment hommes et femmes peuvent-ils être heureux et égaux ?
Je pense à mon voisin de banquette, aux humiliations qu’on vit enfant quand on est beur, à l’école, à la télé, à travers sa famille, du fait de son origine. Qui domine au bout du compte : lui ou moi ? Moi bac+10 qui gagne probablement deux fois ce qu’il peut gagner honnêtement. Moi femme française aisée, mais vieillissante, à peu près exclue des rapports de séduction, et donc dévaluée, mais bien à sa place dans un wagon de première. Et lui homme au corps jeune et puissant, à l’agressivité rapide, membre d’un groupe social dont la place est incertaine, difficile.
Je pense à Houellebecq, à la façon qu’il a en romancier de son temps d’interroger encore et encore les rapports de pouvoir, la guerre larvée qui mène nos sociétés, et la façon dont l’amour en est gangréné. La guerre des sexes aussi, l’amour et la haine qui se cachent derrière le désir.
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