Préface et notes du recueil « FOCALES »
par claire le 13 novembre, 2024
Préface
Une photographie, c’est « ailleurs, avant ». Mais c’est une image de quelque chose de vrai, qui a existé, qui a eu lieu.
Quand on n’est pas soi-même le photographe, c’est aussi le témoin de sa subjectivité, d’un geste qu’il a fait face à cette réalité, la forme qu’il lui a donnée.
On regarde avec lui, comme si on était immobile derrière son épaule, dans une éternité suspendue.
Toute image appelle en nous d’autres images, remontant du fond du passé, de moments qu’on a vécus, ou d’histoires qu’on a lues, entendues. C’est souvent très brumeux, en surimpression, vague. Et comme toujours, le passé, la mémoire, servent de matériaux de construction à quelque chose de nouveau : l’imaginaire se met au travail.
Ecrire sur des photographies, c’est créer un objet nouveau à partir des toutes ces expériences passées : les siennes , celles du photographe, celle du lieu et des gens, du moment qu’il a fixés « à jamais ».
Ces petits textes, ces poèmes, sont donc comme de brefs récits de voyage dans tous ces territoires. La première partie, en prose : une histoire pressentie, imaginée. La deuxième, en vers, un poème né de la vibration, de la rencontre. Comme la photographie donne forme à l’image, le poème donne forme à l’émotion retrouvée, à partager. Les passage de la prose au vers est comme un pas en arrière : quelque chose de flou (et d’universel peut-être) apparaît .
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Notes
Je suis partie d’un livre de photographies (dont beaucoup sont célèbres) : « Henry Cartier Bresson – Photographe » (éditions Delpire). Avec une contrainte : écrire à partir de chacune d’elles, dans l’ordre des pages, sans en laisser aucune de côté…mais je n’ai pas terminé le livre.
Autre contrainte, les petits poèmes sont en vers arithmonymes, c’est à dire des vers qui ont tous le même nombre de mots.
Un hommage à ce photographe, qui laisse toujours une interrogation dans ses photographies, laisse le monde alentour vibrer librement, comme l’esprit de celui qui les regarde.
Je reprends les indications de temps et de lieu qu’il a données pour chaque image.
1 : Simiane La Rotonde. France 1969
2 : Barrio Chino Barcelone. Espagne 1933
3 : Liverpool. Angleterre 1962
4 : Bas de la ville New York. USA 1947
5 : Chauffeurs de taxi Berlin. Allemagne 1931
6 : Paris. France 1932
7 : Quai Saint Bernard Paris. France 1932
8 : Académicien se rendant à une cérémonie à Notre Dame Paris. France 1953
9 : Ile de la Cité Paris. France 1951
10 : Avenue du Maine Paris. France 1932
11 : Alberto Giacometti Rue D’Alésia Paris. France 1961
12 : Montréal. Canada 1965
13 : Cour d’un hôtel rue de le Boëtie Paris. France 1953
14 : Hyères. France 1932
15 : Derrière la gare St Lazare Paris. France 1932
16 : Madrid. Espagne 1933
17 : Florence. Italie 1933
18 : Allée du Prado Marseille. France 1932
19 : Résistance Bord du Rhin. France 1944
20 : Jean Paul Sartre Pont des Arts Paris 1946
Dans la salle du tribunal
par claire le 13 novembre, 2024
Pauvres avocats de nous-mêmes,
au procès de chaque jour,
nous répétons la plaidoirie prévisible
de nos mesquineries.
de l’autre côté de la fenêtre
– comme dans un autre monde
pigeons et moineaux
transpercent de leurs plongeons
la ramure de deux marronniers.
la lumière du jour d’octobre
coule doucement sur nos toges
fatiguées, la lumière
dessine les oiseaux les arbres.
et nous traversons ensemble
la passe de ce jour maussade
mais unique, nous la traversons,
toujours fidèles à notre essence.
oui
par claire le 13 novembre, 2024
Il saura
la porte principale
celui qui sort du bois de lui-même.
bois fermé parfumé de terre
où tout a l’aspect de la veille.
sortir du bois, la porte ouverte.
se déplient ces heures
où ne vient personne
où personne ne
téléphonait jamais.
le soir se penche vers les bois
les entrepôts et les talus nivelés
rubans gris de rivières,
étoiles des fabriques vides.
Passée la porte, passer coupant
de l’été à l’hiver
lécher dans le froid de l’air
un goût d’ailleurs.
gens
par claire le 13 novembre, 2024
j’aimais les voir, et rire, j’aimais travailler, manger avec eux
c’était pris dans des habitudes
pendant des années.
et puis ça s’est fini.
les revoir, comme retrouver
un récit qu’on aimait où on l’avait laissé.
ils sont là avec leurs visages, leurs gestes.
être avec ces autres
aujourd’hui à nouveau
dans la pièce familière
ils sont là, on est là, assis.
cette grande pièce aux fenêtres ouvertes
sur la cour, où les saisons
coulaient leur lumière, année après année
discussions, feutres et dessins d’enfants, jeux,
le figuier dans la cour.
Trois oies dans une rue d’Egypte
par claire le 30 mars, 2024
(d’après une photo de Dorothée Marat)
L’éclairage nocturne, c’est comme de l’eau
de l’eau de lumière jaune
parfaitement immobile, elle emplit
la rue, l’espace vide créé par le travail humain :
bâtisseur de murs, aligneur de rues aux chaussées de terre,
de bitume ou de dalles.
Ont été dessinés, construits ces canaux vides
(ou plutôt emplis d’air ) aux parois élevées,
aux fenêtres aveugles, et chacun dort derrière
son mur, dans son volume d’obscurité.
Mais dans la rue commune se déverse la lumière jaune,
se repose l’air immobile à cette heure de la nuit,
se dandinent trois oies, éveillées.
Retour à Taggia
par claire le 23 mai, 2023
Dans le petit café où on s’est installés, froid et sombre
il y avait sur un mur cette même photo, mais vieille de
100 ans, en noir et blanc bien sûr. Rien n’avait changé :
la maison semblable à un masque de théâtre ou à un visage
effaré, au regard dédoublé, les pavés gris, l’église blanche aux chapiteaux
sculptés (plus décatie sur la photo ancienne), les maisons penchées…la fontaine.
La ville nous avait attirés encore une fois, alors que nous l’
avions presque oubliée. Et nous avons retraversé l’antique pont de pierre,
si long, trop étroit pour les voitures – nous sommes assis au milieu
sur les banquettes qui le bordent, dans la lumière baignant le fleuve
caillouteux. Un homme âgé solitaire, plus loin un jeune homme, étaient installés
là, immobiles et penchés dans le soleil, désoeuvrés. L’eau serpente lentement
vers la côte proche, et la vallée, large et plate s’ouvre
au sud, devant la mer bleue, l’horizontale invisible d’ici.
Penchés sur le parapet nous avons regardé les grands jardins en contrebas
qui bordent chaque côté de son lit. Arbres fruitiers, légumes alignés de
toutes sortes , soins patients, riche fertilité. Comme pour en témoigner, un immense
cerisier porte ses fleurs candides. C’est un soir frais d’avril .
Les jardins si beaux et vivants, la vieille cité où le soleil
pénètre peu, avec sa rue aux arcades profondes ; les portes des « palais » –
transformés en immeubles de location – semblent toujours puissantes et closes : cuir clouté
ou bois peints en noir, armoiries presque effacées. C’est l’Italie.
Aucun pays ne m’étreint si étrangement, par cette manière de vivre
dans un tissage serré du passé et du présent. Les vieilles gloires
sont là, comme en veilleuse, mais belles avec leur réseau de fissures
un peu crasseuses. Une autre vie circule là désormais, le temps prend
parfois un rythme étrange, on est en décalage, boitant dans le passé.
Pourtant, il y a tout ce qu’il faut pour être maintenant.
Très haut au-dessus de nous, un peu plus au nord, comme
un rêve de science-fiction grisâtre, l’autoroute enjambe ce monde éternel.
de la mort
par claire le 10 mars, 2023
J’ai entendu parler longuement par sa mère de ce jeune garçon, atteint d’un ostéosarcome. La dernière fois au téléphone elle a dit : « Il est en train de mourir ».
Du coup, la nuit suivante, j’étais endormie mais en attente, aux aguets. J’étais dans mon sombre lit mais dans cette autre chambre que je ne verrai jamais. Quelque chose grelottait en moi au réveil, quelque chose était tourné vers la réalité impensable : « comme un guetteur attend l’aurore… ».
Aujourd’hui je cherche dans un vieux bouquin de cuisine régionale appartenant à ma mère, très abîmé, corné et jauni, que je me suis attribué, une recette de gâteau gascon. Au bas d’une page, au crayon, son écriture précise : « il y a aussi les gnokis p 223 ». Impossible soudain de croire qu’elle n’existe plus.
baba
par claire le 4 octobre, 2022
Tu biaises ta fatigue
dans des étendues d’herbe sèches
entre les garages et les entrepôts,
les voies royales.
Tu n’es qu’un archer sans arc, flèche à la main.
Tu fais vibrer à sa pointe,
un œil fermé,
l’éclat de platine du ciel muet.
Tu voudrais modifier les interactions
aller jusqu’au sentier des douaniers
mais il n’y a pas de rivage.
L’horizon aveuglé de paperasses.
Et chacun va son chemin
un gobelet à la main
comme un curiste muni de son eau tiède,
rien n’est près de changer.
IMAGES
par claire le 4 mai, 2022
1
elle est assise dans l’étonnante lumière
qui découpe sur son visage un souvenir d’orage
ou d’énigme
elle regarde ses mains que la lumière déforme aussi.
baisse-elle les yeux pour les protéger des zébrures blanches
qui devant elle
courent sur un mur ?
un portrait si absent, méconnaissable
l’abstraction d’une présence : une robe sombre
des cheveux sombres
où la lumière met des flammèches.
et cette lumière violente et douce, froide et pâle
fait un chemin aussi autour de ses yeux,
de son nez et de sa bouche.
elle se laisse utiliser comme une toile,
le laisse dessiner son idée sur elle,
elle s’en remet
à l’idée, la beauté.
beauté sur sa beauté
abstrait sur humain
tout disparaît presque.
2
mon enfant s’est enfoncé dans la haie, il cherche quelque chose.
mon enfant dans la haie, au fond de la haie, sous les feuilles petites
n’a laissé dépasser que sa jambe et son pied.
de ces lieux que les enfants explorent, avec les insectes gris
dans le secret, l’ombre,
ils laissent à la porte
nos corps maladroits, trop grands.
on s’arrête, on n’appelle plus, saisi de nostalgie lointaine :
notre corps petit était accordé à la magie
il suffisait de ramper pour y baigner
d’être accroupi pour que le temps s’arrête.
alors les parents vous appelaient
du bord de leur monde
où ils vous veulent
debout ou assis.
la nature a créé l’herbe et la terre,
la mer comme miroir, les graviers les roches,
mais l’homme a créé l’asphalte.
sous la pluie
lui vient cette beauté que personne n’a prévue
qui luit et ruisselle, soyeuse
ou bien elle s’étend dans sa poussière sèche
brûlante sous un ciel d’été.
l’homme marche sans le voir
sur sa souplesse rugueuse, souillée
ignorant le dessin hasardeux des fissures,
les bosses des racines ou des herbes
qui cherchent l’air libre.
il y a le jeu des lumières :
celles du soir saignantes et d’or
celles du matin
quand c’est l’aube en hiver et qu’il va faire beau,
et la lumière rasante et rousse
qu’on trouvait en rentrant le soir
quand on allait vers l’ouest.
sous cette clarté variable, on peut voir les dessins des hommes
peinture des passages piétons, lignes symboliques
à demi-effacées souvent
par les pieds, les roues.
4
le grand chien noir
sur la neige blanche
ressemble à un chien du moyen-âge
avec ses oreilles pointues, son ventre avalé
– quand on savait encore dessiner les démons.
comme un présage, un émissaire
ses griffes sur la grille, sa tête tordue.
promenant tout seul sa quête
par ce jour de neige
dans le parc de mon enfance
là où je passais des heures à rire
à courir.
il ne court pas ne joue pas
on dirait un tueur
furtif et muet, incompréhensible.
sous-marins, sous-mariniers
par claire le 17 janvier, 2022
Il y a quelques jours, je regardais un film dont les premières images sont celles de la lente avancée d’un sous-marin sous la glace. Mouvement glissant dans cette lumière bleue, forme sombre et parfaite, vaguement menaçante, je me suis dit que j’aimais bien les sous-marins.
Ici, à Toulon, se trouve une des deux bases des sous-mariniers de la Marine Nationale, cachée quelque part dans la presqu’île de Saint-Mandrier. L’autre base est à Brest, de nombreux marins vont de l’une à l’autre, et dans le joli petit port de Saint-Mandrier se trouve une merveilleuse crêperie bretonne. Elle n’a rien à envier à celles de Bretagne, qualité des crêpes et couleur locale garanties. Le soir, on dîne entouré de jeunes marins très animés.
J’ai eu l’occasion de visiter un sous-marin, au cours d’une de ces journées où les habitants de Toulon sont conviés à venir visiter des navires de type variés, militaires ou civils. La base navale est alors ouverte, on fait la queue sur le quai et on monte à bord, accueilli par l’équipage qui vous explique la vie quotidienne, les équipements, les missions. Les Toulonnais aiment (ou plutôt aimaient avant le covid) beaucoup ces journées. Il y a pas mal de familles ici dont un garçon ou une fille s’est engagé, et tout autour du port circulent ces jeunes gens, souvent avec d’énormes sacs sur le dos… ou bien ils se prélassent au café « Des cinq mondes » juste en face des grilles du port militaire. On raconte que la vie à bord est souvent compliquée au niveau sentimental… il est loin le temps où on pensait qu’une femme sur un bateau portait malheur !
Vivre dans un sous-marin paraît presque inimaginable quand on le visite, la pensée se rebelle devant ces espaces minuscules, cette promiscuité permanente, l’enfermement ; on imagine des hommes-anguilles. Mais pour certains, je sais que c’est au contraire une expérience qu’ils apprécient. Je repense à la méthode « Tomatis », qui prétendait soigner certains troubles psychologiques par l’audition au casque de voix humaines déformées comme elles le sont dans le ventre de sa mère. Il doit y avoir de cela dans le monde sonore d’un sous-marin. Reste l’autre représentation qu’on ne peut pas tout à fait éviter, celle des accidents qui engloutissent parfois navire et équipage au fond d’un monde d’obscurité, et souvent dans une énigme définitive. Toulon a vécu cela aussi, à quelques miles de son port.
Quand est sorti en salle le film « Le chant du loup », qui raconte l’histoire d’une « oreille d’or » – un de ces sous-mariniers chargés d’épier les bruits sous-marins et de repérer, reconnaître, identifier tel ou tel bruit d’hélice, tel ou tel écho – nous avions derrière nous des connaisseurs qui chuchotaient dans le noir, commentant la véracité des situations et les bruits entendus. Apparemment, le film était assez bien documenté. Une de mes amies connaissait un de ces surdoués de l’audition, capables de discriminer et de mémoriser des centaines de sons, capables de rivaliser avec les sonars et les banques sonores. Elle racontait qu’il ne sortait jamais de chez lui sans protection auditive, et qu’il était un peu particulier.
Je viens de lire « 20000 lieues sous les mers ». Je n’avais lu que la version enfantine de la bibliothèque verte. La fascination de Jules Verne pour le monde sous-marin est évidente, en particulier on est stupéfait des listes d’innombrables créatures marines qui émaillent le texte. Un des personnages est d’ailleurs envahi par la manie de la classification. Et la description altière du personnage du capitaine Nemo, celui qui a juré de ne jamais retourner à terre, a quelque chose d’amoureux. Je me fais la réflexion saugrenue qu’aucun personnage féminin n’a jamais bénéficié dans un roman d’un portrait aussi admiratif, ébloui, mais j’ai peut-être tort. Quels rêves de fuite et de transgression Verne a-t-il vécus à travers ses personnages, lui qui menait une vie confortable, laborieuse et considéré