LES TROIS NUITS

J’appris que j’allai mourir. On m’orienta vers un hôpital mais je passai encore trois nuits à domicile. Ces trois nuits, après chaque angoisse du jour, chaque interminable étranglement de l’esprit qui me noyait la pensée, ces nuits les dissipèrent en m’épargnant tout esprit mortifère. Je laissai ouvert la fenêtre, juste au côté de mon lit, et l’air de la nuit pénétrait, implacablement. J’entendais ce même brouhaha de ventilation dont je n’ai jamais su l’origine.
C’est là que la torture devenait délicieuse, et me convainquait qu’il fallait réagir, dire enfin, me révéler quand bien même tout cela fut éteint, condamné. J’avais au ventre des brisures d’enfance qui montaient, menaient droit au cerveau. Je ne pouvais rester stable, assoupi, ma parole se brisait, je marmonnais des cris innocents. Ce fut probablement très touchant, mais me dire que le néant en fut le seul témoin, cela brisait encore, brisait interminablement.
Il me vint les choses banales de la vie d’un homme : la famille, les lieux de jeunesse, les amis, les amoureuses. Comme tout cela prend l’ampleur d’un calvaire, d’un foyer brûlant auquel on s’accroche, et comme il est plus brûlant encore quand il est loin, quand ses quelques prises sont du plâtre à l’abandon, qui casse sous la main.
Je me disais que les choses sont ce qu’elles sont, que la vie aussi courte soit-elle, quand elle arrive à son terme, contient tous les lots de bonheur qui s’effaceront dans le sable, que la mort est ainsi faite. Mais sachez bien que cela est impossible, c’est comme vouloir arrêter une fièvre, ça prend, et ça ne part pas, ça tort, ça brise. Cercle indéfini en même temps que conscience aigue du passé, viennent à danser une danse sans fin.
Les lieux de l’enfance, la chambre d’enfant, son ouverture de nuit, comme celle-ci juste à mes côtés, comme cela a la puissance d’un tentacule d’une pieuvre géante. Ma dernière amoureuse, qui est partie avec un autre, ça brise en soi mille demeures laissées vacantes, et qui pourtant contenaient chacune mille autres réalisations sur le qui-vive.
J’allais donc mourir, et je couinais comme un pauvre chien, je ne pouvais dire à personne ni mon amour ni ma reconnaissance, ni mon dernier mot ni mes salutations. Et d’ailleurs, je n’en avais pas envie. Je finis par vite me contenter de ces allées venues de ma tête vers mon oreiller trempé, et j’accomplissais une sorte de rituel. La conjuration des morts, ou le grand appel à l’Eternel, ou celui qui est touché et qui va partir ou bien non ! c’est vraiment trop con non !
Cela finissait par se détendre, dans un sanglot continu, comme un cartilage qui m’enveloppait et s’assoupissait, puis je m’endormais, assez vite, d’un sommeil étrangement calme, car on n’en était qu’au tout début, et que peut-être je ne mourrais pas. Et puis comme je vous disais, j’avais pris le plaisir à cette souffrance telle, car je sentais toute l’énormité du monde qui glissait en moi, de cette manière tragique, comme je ne l’avais jamais vécu sans l’aide de la musique.
Trois nuits se passèrent ainsi, la dernière fut la plus rude, la moins apaisée, car c’était la veille de mon hospitalisation, dans dieu sait quel hôpital, et je redoutais d’y mettre les pieds. Non, j’aurais aimé passer des dizaines de nuits dans cet entre deux, cette angoisse de mort et de vie suppliciée, qui tournaient ensemble dans le craquement de mes draps. Je savais bien que je ne mourrais pas ces trois nuits, que c’était un seuil, incommunicable, mais toute pensée claire, réconfortante, dansait aussitôt le supplice du recommencement. Qui avait-il pour m’entendre ?

Ajouter un commentaire

Votre email n'est jamais partagé. Les champs obligatoires sont notés : *

*
*